Un histoire anthropologique de l'art
Aujourd’hui, des historiens d’art sont tentés par l’idée de considérer l’artiste comme étant d’abord un homme préoccupé de lui-même, de sa survie, de son intégration dans la société, de ses conduites enfin.
Pour rendre compte de l’art envisagé comme histoire de l’esprit, Jean Clair (Méduse, contribution à une anthropologie des arts du visuel, 1989) propose d’utiliser un point de vue « anthropographique » — une ethnographie comparée de notre propre culture — située entre l’herméneutique et la psychanalyse. Se méfiant des historiens d’art comme des critiques, il avance que l’histoire de l’art est celle de l’homme, et non celle de la forme et qu’elle s’écrit par rapport à l’histoire de la science et des progrès technologiques. L’exposition L’Âme au corps (1793-1993) rendait compte de ce point de vue.
Pour les « interactionnistes », comme Edgar Morin, « il est évident que chaque homme est une totalité bio-psycho-sociologique. L’homme est un être culturel par nature parce qu’il est un être naturel par culture. » Il y a encore beaucoup à attendre d’une telle approche et certains y voient pour l’avenir une importante contribution à l’histoire de l’art.
On ne fait pas l’histoire de l’art sans suppositions théoriques, affirme Didi-Huberman (Fra Angélico, Dissemblance et figuration, 1990), lequel restitue ies productions artistiques dans le contexte des comportements humains : À quoi servent aux hommes les images, les œuvres d’art? En quoi cela profondément les « regarde »? Il s’agit prioritairement de concevoir une « anthropologie des regards » en mettant en crise le savoir du symbole attaché à ces images, en considérant que l’élaboration d’une œuvre concerne « autant la structure que son effondrement ».
Les artistes disposent d’un savoir, ils en usent et ils le font évoluer. Vélasquez reprend, par exemple, dans les Menines les données du Portrait des époux Arnolfini de Jan Van Eyck. À sa suite, Goya, Manet et Picasso poursuivront les interprétations du même thème. Ces différents artistes font jouer les dispositifs qu’ils éprouvent, rompant un équilibre existant pour en chercher un nouveau. Les conditions sont alors réunies pour que soit mise à jour l’expression d’un conflit inconscient. Ainsi, l’image produite par l’artiste est une déchirure dans une structure pour Georges Didi-Huberman, et cette déchirure traduit un symptôme. « C’est cela que je nomme un symptôme, précise Didi-Huberman : la permanence d’une structure qui se manifeste par un effondrement partiel. »
La tâche de l’historien d’art est maintenant de faire accéder sa discipline à un questionnement des symptômes susceptible de dépasser l’enquête purement factuelle et iconographique du document. Le travail est complexe, car le symptôme symbolise une chose et son contraire. « Et, en symbolisant, il représente, mais il représente de façon à déformer. Il porte en lui les trois conditions fondamentales d’un repli, d’un retour présenté de ce repli, et d’une équivoque tendue entre le repli et sa présentation » (Devant l’image…). Ainsi, l’histoire de l’art ne doit pas traiter seulement du visible. En aucune façon, il ne s’agit d’imiter, si l’on donne à ce terme le sens de faire ressemblant, mais de figurer avec le sens de déplacer, de détourner de l’aspect visuel. Le somatique est toujours à l’œuvre dans le domaine du visuel (Rosalind Krauss, The Optical Unconscious, 1993). Cette anthropologie du visuel renverse complètement la logique classique de lecture d’une oeuvre à partir de la reconnaissance de ce qu’elle représente.