Un travail du sens
La relation ambivalente de la population dunkerquoise à l’égard du centre reconstruit, faite de distance et d’attachement, montre comment l’objet premier de cette reconnaissance, susceptible de servir d’appui à une pleine publicité de l’espace, est l’héritage du projet de la ville reconstruite. La requalification consiste donc en un réinvestissement d’un patrimoine compris comme projet. Toutefois, la reprise de ce projet n’est que partielle : tandis que le cardo-decumanus sert d’opérateur dans la refondation du centre, l’idée de ville-paysage portée par Leveau est réduite à des traitements ponctuels. De plus, le projet urbain est travaillé par deux types d’ambiguïtés de doctrine qui ne sont pas sans conséquence sur le système d’espaces publics : des velléités de développement radio concentrique apparaissent au sein d’une démarche étayée par le système des axes, et l’espace est conçu alternativement comme disposant de propriétés à révéler ou comme continuum ou contenant.
Des enjeux forts transparaissent cependant. Les urbanistes insistent en effet sur le fait d’orienter les travaux sur les espaces publics en vue de « redonner un sens » à la ville (appelons cela un besoin de resémantisation), interrogation du rapport de la ville à son histoire. Or si le sens de la ville reconstruite échappe aujourd’hui à ses habitants, n’est-ce pas principalement encore une fois que le sens du projet qui a présidé à son élaboration (le projet moderne des années quarante) est devenu étranger – plus encore que la mythique ville détruite ? Le projet urbain, s’il entend participer à une « réappropriation » de la ville par ses habitants (enjeu de cette resémantisation), se doit alors d’instaurer un rapport critique à la modernité comme rapport au présent et non pas au passé. Or cette posture n’a rien de nécessaire ; il suffit pour s’en convaincre d’observer les aménagements en cours à Paris, partage univoque de l’espace entre muséification du centre et généralisation de la circulation marchande18. Le workshop se voit ainsi investi d’une fonction non seulement d’aménagement matériel mais aussi d’énonciation de cette resémantisation. Le sculpteur Richard Nonas, qui intervient sur l’axe est-ouest, anthropologue de formation, remplit ici un rôle précieux19. Il nous semble donc que les dispositifs comme la croisée centrale n’intéressent que superficiellement la répartition des fonctions urbaines et la circulation mais plus fondamentalement l’ordre de ce que nous préférons dénommer anthropologique.
Considérons, pour finir, cette pensée des marges de la ville portées au centre de la réflexion et de la doctrine urbaine comme la grande leçon de Leveau (poursuivie par les auteurs du projet urbain de Dunkerque). Cette approche féconde nous paraît dessiner une alternative, non pas aux velléités (aujourd’hui encore répandues parmi les maires ou les services du ministère de l’Equipement) d’un refus pur et simple des grands ensembles auxquels elle s’oppose, mais à une extension du centre vers ces périphéries. Penser la périphérie des espaces du centre plutôt que de penser ces périphéries comme relevant d’enjeux de centralité étendue (ce qui est somme toute la poursuite du projet qui fut à leur source), c’est aussi fonder la doctrine urbaine sur un respect de l’espace et de ses qualités et non pas simplement concevoir la ville comme un système radio-concentrique qui n’aurait d’autre destin que d’ajouter de nouveaux cercles à distance toujours croissante de son centre, indéfiniment.
Vidéo : Un travail du sens
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Un travail du sens
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