L'oeil du spectateur : Les vraies couleurs
Il est tentant de regarder les peintres modernes et abstraits comme les premiers ayant décidé qu’ils n’essayeraient pas de peindre simplement « ce qu’ils voyaient ». Un rapide coup d’œil sur n’importe quelle image de la Renaissance ou de la période baroque montre déjà combien l’œuvre qui suit certaines conventions est le produit de l’imagination et de l’interprétation, plutôt qu’une tentative de reproduire la nature aussi exactement que possible. Beaucoup d’artistes à travers les âges ont parlé de peindre « fidèlement à la nature », mais cela peut signifier beaucoup de choses, parmi lesquelles l’avènement de la photographie nous a incités à n’en retenir qu’une seule.
Par exemple, jusqu’à la fin du XIXesiècle, user de la couleur pour imiter la nature demandait nécessairement une certaine habileté : presque toutes les peintures étaient réalisées en atelier en faisant confiance au peintre quant à leur composition particulière et à leur nuance. C’est seulement lorsque les peintures furent achevées — par opposition aux études préparatoires — en extérieur par les réalistes français, et plus tard par les impressionnistes, que des artistes commencèrent à se libérer des notions académiques de lumière et d’ombre, à voir des pourpres et des bleus dans l’obscurité, des jaunes et des oranges dans le « blanc » des -rayons de soleil.
Acceptons néanmoins l’idée que l’art occidental, de l’Antiquité à l’invention de l’abstraction, a eu la prétention de reproduire les formes de la nature d’une manière fondamentalement ressemblante. En conséquence, les artistes cherchèrent des pigments capables de permettre une traduction fidele de leurs impressions visuelles. Ah! si seulement c’était aussi simple Depuis que le monde ne pouvait — comme les Anciens le croyaient — être décrit que par le dessin exact, la couleur n’était-elle pas une décoration superflue? « Celui qui d’aventure étale même la plus belle couleur, dit Aristote, ne peut réjouir son regard comme celui qui a dessiné une simple figure sur un fond blanc. »
De plus, l’art de l’époque classique n’était pas servilement imitatif, mais en grande partie symbolique. Le tableau des quatre couleurs de Pline était plus d’essence métaphysique que basé sur les coloris de Ta nature. Ceux-ci, par une belle journée dans les montagnes de Grèce, auraient été saturés de couleurs, de vert et de bleu, que le tableau ne citait pas.
En outre, le penchant grec pour l’idéalisation et l’abstraction intellectuelle conduisait à l’idée que les couleurs mixtes étaient inférieures à la fois aux « purs » pigments naturels et aux « vraies » couleurs de la nature. Ainsi, il y avait peu d’espoir pour les artistes de parvenir, par des mélanges, aux couleurs de la nature. Ces pratiques étaient rejetées par les penseurs classiques : « mélanger produit des conflits », écrit Plutarque au Ier siècle avant J.-C. Il était banal de faire référence au mélange des pigments comme à une « défloration », une perte de virginité. Aristote appelle le mélange de couleurs, un « mort », un « trépassé ».
Mais il y avait aussi une inhibition technique envers les mélanges. Comme les pigments disponibles n’étaient pas de « pures » couleurs primaires, les mélanger entraînait leur dégradation et transformait leurs tonalités en des teintes grisâtres ou brunâtres. Cette répugnance à allier des pigments peut expliquer quelques-unes des curieuses opinions sur la peinture que l’on trouve dans la littérature de la période classique; celles- ci auraient été réfutées immédiatement par l’expérience: que le rouge et le vert généraient le jaune, ou encore, comme Aristote le prétend, qu’aucune alliance de pigments ne peut produire du violet ou du vert. Les peintres grecs étaient prêts à vernir une couleur translucide sur une autre opaque, mais opérer un mélange sur la palette elle-même était habituellement réservé au noir et au blanc pour les reflets et les ombres.
Cette autolimitation de l’éventail des couleurs disponibles constitue seulement une des raisons de l’erreur qu’il y aurait à considérer l’art antique et médiéval comme une tentative de reproduire le monde de manière réaliste, avec une technique imparfaite et une palette restreinte. Comme Ernst Gombrich le dit: « Les peintres du Moyen Âge n’étaient pas plus concernés par les couleurs « réelles » des choses qu’ils ne l’étaient par leurs formes réelles. » Le peintre du haut Moyen Âge n’avait aucun problème avec le concept de proportion, simplement il ne le considérait pas comme déterminant. C’était typiquement un moine anonyme dont la tâche était d’illustrer les épisodes de l’Évangile d’une manière qui favorise dévotion et piété.
La peinture, schématique et même simpliste, était une sorte d’écriture en images. À la fin du Moyen Âge, la beauté et un certain étalage de richesses devinrent aussi importants dans l’art religieux qu’ils ne l’étaient dans les autres aspects du décorum de la Sainte Église romaine; mais cela n’entraînait pas un quelconque besoin de naturalisme. Au contraire, il devint souhaitable d’étaler les pigments les plus merveilleux et les plus coûteux en larges aplats de couleurs, de vermillon, de bleu d’outremer et d’or. Ces couleurs devaient simplement figurer sur le panneau pour inspirer admiration et respect au spectateur.
L’usage médiéval de la couleur est rarement complexe. L’habileté ne consiste pas à créer de subtiles gradations de couleurs, mais à ordonner harmonieusement des pigments bruts pour le décor. C’est pourquoi un homme de l’art du Moyen Âge tardif comme Cennino Cennini pouvait, vers 1390, dans son Libro dell’Arte [Livre de l’art), fournir à l’artiste non seulement un avis pratique sur la préparation des pigments et des panneaux ou sur la technique de la peinture a fresco et a secco, mais aussi des prescriptions sur la manière de peindre la chair, les draperies, l’eau, comme si la peinture n’était rien qu’un métier mécanique.
De même, Léon Battista Alberti discute de la juxtaposition des couleurs presque comme s’il s’agissait d’arranger une série de morceaux de bois colorés ou, dans ce cas, les robes d’un groupe de nymphes: Il y a dans ces conseils une allusion aux idées sur l’harmonie des couleurs, récurrentes dans la théorie artistique, de la Renaissance au xxe siècle. Mais, chez Alberti, il s’agit de placer une bande de couleur à coté d’une autre, ce qui rappelle plutôt Mondrian que les associations et les tons contrastés des vieux maîtres vénitiens. De plus, Alberti trahit un souci constant de l’intégrité des pigments purs: il faut préserver la couleur brute et éviter des pratiques qui la troubleraient ou dégraderaient son éclat. Il recommande que le reflet et l’ombre soient rendus simplement en ajoutant du blanc et du noir, et avec une grande retenue, de peur que les vertus de la couleur ne soient dégradées:
La « vérité » signifie la fidélité à la splendeur des matériaux plutôt que la reproduction de ce que la nature révèle à l’œil. De même la remarque d’Alberti sur la couleur reflète l’humanisme de la Renaissance plus que le matérialisme symbolique du Moyen Âge. Son livre ne concerne que la peinture profane, alors que celui de Cennini faisait diverses références aux œuvres religieuses, comme un ouvrier décrivant la manière de poser les briques d’une église. Pour Alberti, l’usage des plus belles couleurs n’est pas destiné à plaire à Dieu mais à satisfaire le mécène de l’œuvre qui a, probablement, spécifié contractuellement les pigments devant être employés.
Vidéo : L’oeil du spectateur : Les vraies couleurs
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