Nietzsche : Art et tragédie
« Le rapport de l’art et de la vérité est le premier sur lequel j’ai réfléchi. Et maintenant encore leur inimitié me remplit d’un effroi sacré. Mon premier livre a été consacré à ce fait ; La Naissance de la tragédie croit à l’art, avec, à l’arrière-plan, cette autre croyance, que l’on ne peut pas vivre avec la vérité », écrit Nietzsche en 1888.
Apollon et Dionysos
Et de fait, c’est dans La Naissance de la tragédie, publiée en 1871, qu’il pose les fondements de sa philosophie de l’art. Selon Nietzsche, la tragédie grecque réunit les deux principes esthétiques, l’apollinisme et le dionysisme, qui divisent le monde culturel des Grecs. Parce qu’il est un dieu solaire, Apollon est le dieu de la belle forme, de la poésie et de la mesure. Dionysos représente au contraire la face nocturne de la culture grecque : il est le dieu de la démesure et de l’ivresse, au principe du chant et de la danse. Si la tragédie trouve son origine dans les fêtes données en l’honneur de Dionysos, dans le sacrifice rituel d’un bouc (tragos, en grec) lors des dithyrambes, elle naît justement quand la puissance dionysiaque qui s’y manifeste épouse les formes de la belle apparence apollinienne. L’interposition du mythe, du récit tragique, rend alors supportable l’expression de ce que la condition humaine implique de démesure, dans l’extase comme dans la souffrance.
«L’Hellène profonda percé d’un regard infaillible l’effrayante impulsion destructrice de ce qu’on appelle l’histoire universelle aussi bien que la cruauté de la nature… L’art le sauve mais par là c’est la vie qui le sauve à son profit. »
Nietzsche compare l’homme dionysiaque à Hamlet : comme lui, il a « jeté un vrai regard au fond de l’essence des choses », il ne ressent plus que dégoût pour l’action et « ne voit plus désormais partout que l’horreur et l’absurdité de l’être ». C’est à ce point «Que survient l’art, tel un magicien qui sauve et qui guérit. Car lui seul est à même de plier ce dégoût pour l’horreur et l’absurdité de l’existence à se transformer en représentations capables de rendre la vie possible : je veux parler du sublime, où l’art dompte et maîtrise l’horreur, et du comique, où l’art permet au dégoût de l’absurde de se décharger»
Le drame musical wagnérien
Musicien lui-même, Nietzsche écrit La Naissance de la tragédie comme un manifeste en faveur de la révolution esthétique que constitue le « drame musical » wagnérien. Piètre philosophe, Wagner voit en Nietzsche le théoricien génial de son art ; musicien laborieux, Nietzsche voit en Wagner le génial illustrateur de la révolution esthétique qu’il cherche à promouvoir. Entre ces deux génies, si forte qu’ait été leur amitié, on devine quelle n’avait pas vocation à durer et l’on sait que Nietzsche finira par opposer à Wagner cette « antithèse ironique » que constitue à ses yeux la Carmen de Bizet. Il n’empêche : Nietzsche a bien vu en l’opéra wagnérien une sorte de renaissance de la tragédie grecque dans laquelle la musique représente la composante dionysiaque et la dramaturgie (livret et mise en scène) l’apollinienne.
Tristan, une tragédie moderne
Nietzsche voit en Tristan et isolde l’archétype de la tragédie des temps modernes : seul le récit – apollinien – rend supportable l’épreuve nerveuse que constitue l’écoute de la partition – dionysiaque. Aux « authentiques musiciens », Nietzsche demande « S’ils peuvent imaginer quelqu’un qui, étant capable de percevoir le troisième acte de Tristan et isolde sans s’aider du texte ni du spectacle, comme un immense
mouvement symphonique, ne suffoquerait pas sous la tension convulsive de toutes les ailes de l’âme. »
Nous nous intéressons au destin de Tristan, nous compatissons aux souffrances, à la passion, qui sont les siennes et c’est ce qui nous protège de la puissance anéantissante de la musique à laquelle les héros du drame, quant à eux, succombent « Être submergée, m’engloutir, inconsciente !… Joie suprême !… », tels sont les dernières paroles d’Isolde à la fin de l’opéra.
Le drame musical wagnérien retrouve ainsi, selon Nietzsche, l’équilibre miraculeux de la tragédie grecque. Au-delà des circonstances qui les ont fait naître, ces considérations de Nietzsche n’ont pas peu contribué à éclairer les débats qui, depuis un siècle, portent sur la part respective de la musique et du théâtre dans la mise en scène des opéras de Wagner.
L’art-remède, « rédemption de celui qui sait »
Ce qui est vrai de la tragédie et du drame musical wagnérien doit être généralisé.
«L’art, rédemption de celui qui sait, de celui qui voit, qui veut voir, le caractère terrible et problématique de l’existence, de celui qui sait tragiquement. »
Parce qu’il est essentiellement production de formes belles, de belles apparences, l’art nous voile le fond tragique de la réalité et s’avère ainsi producteur d’illusions protectrices de la vie.
« Si nous n’avions approuvé les arts et inventé cette sorte de culte du non-vrai, nous ne saurions du tout supporter la faculté que nous procure maintenant la science, de comprendre l’universel esprit de non- vérité et de mensonge de comprendre le délire et l’erreur en tant que conditions de l’existence connaissante et sensible. La probité aurait pour conséquence le dégoût et le suicide or, il se trouve que notre probité dispose d’un puissant recours pour éluder pareille conséquence : l’art en tant que consentement à l’apparence. »
La passion de la connaissance, à laquelle répondent les progrès et les promesses de la science moderne, ne ferait que nourrir le nihilisme si l’art n’y portait remède.
« Comment naît l’art ? Comme un remède à la connaissance. La vie n’est possible que grâce à des illusions d’art. »
L’artiste n’est pas un consolateur
On aurait tort toutefois d’identifier l’artiste à un faiseur d’illusions cherchant à nous faire oublier la cruauté du monde en lui substituant une fable consolante : c’est plutôt là, selon Nietzsche, le métier des moralistes et des métaphysiciens. Les illusions artistiques ne protègent pas la vie en la fuyant mais en la sublimant. Rien n’est plus éloigné de l’art que ce nihilisme qui résulte de trop de connaissances et du dégoût de la vie.
« L’art et rien que l’art ! C’est lui seul qui rend possible la vie, c’est la grande tentation qui entraîne à vivre, le grand stimulant qui pousse à vivre. »
L’artiste dionysiaque n’éprouve aucun ressentiment envers la vie, mais y adhère sans réserves et la célèbre surabondamment par la puissance créatrice qui est la sienne. Des artistes, nous devons apprendre à devenir « les poètes de notre vie » L’art ne nous invite pas à nous évader de la réalité mais à la magnifier. S’il pose sur elle un voile d’illusions, ce n’est pas pour la masquer mais la faire voir sous le jour par lequel nous pouvons y adhérer sans réserves. La philosophie de Nietzsche est une philosophie de l’approbation de la vie. En ce sens, c’est la vie sans l’art qui est fautive.
« Sans la musique, la vie serait une erreur, une besogne éreintante, un exil. »