De l'orientalisme a l'occidentalisme
On visita le Maroc en 1832, Delacroix était un inventeur de la modernité de l’époque. Une modernité datée. La lumière de ce pays, les scènes de la vie quotidienne, l’architecture, et des objets divers avaient longtemps retenu son attention. Il y rêva en travaillant jusqu’à la fin de sa vie. Mais il ne se préoccupait pas de la civilisation locale ni de ses paradigmes d’art. Ce qu’il captait, lorsqu’on étudie ses carnets de route, ce sont les jeux de lumière, les lignes, les formes qui correspondaient, séance tenante, à la vaste scénographie qu’il allait élaborer dans ses tableaux mémorables, avec ce style si fougueux, arraché à la violence du dehors. Transplanter l’essence de ce monde étranger, sa donnée immédiate, avec sa lumière, ses personnages, ses sites et ses scènes, les adapter au climat de son œuvre en devenir, telle était sa hantise. Tel ne fut pas le souci, par exemple, de Klee ou de Matisse.
Tous deux furent attentifs aux traits artistiques de cette civilisation du signe, à l’autonomie de la couleur, aux puissances de l’ornementation, aux plans et aux murs, à l’utilisation des matériaux, à la bi-dimensionnalité, à l’équilibre entre la symétrie et l’asymétrie ou celui entre les différents points de vue qui tissent l’espace, autant d’éléments qu’ils allaient à leur tour expérimenter, s’approprier et intégrer dans leur œuvre. Ainsi l’arabesque sera repensée dans un seul registre, celui de la ligne : “L’Arabesque est une ligne de contour ; elle fait voir la forme et cependant la laisse vide, mais ce vide contradictoirement suggère une plénitude” (Bernard Noël).
La merveille de l’Arabesque puisait dans un interminable réservoir de figures géométriques et labyrinthiques. Certes, mais cette merveille était conçue par eux — ils l’ont écrit — comme une composition nouvelle entre la couleur, le signe et la matière. Le nouveau était l’autre, les autres civilisations, leur système de formes : les arts chinois, japonais, islamiques, africains.
Aussi bien le pointillisme que le tachisme abstrait ou le géométrisme sont là pour témoigner de ce croisement de civilisations à travers l’art. Croisement si fécond, qui prouve, à lui seul, le dialogue secret, mais visible, entre les productions culturelles des hommes. Un peintre comme Gustav Klimt, attiré, aimanté par les postures érotiques du corps féminin et la substitution successive de ses apparats par les puissances du décoratif, ou bien le mouvement Pattern et Décoration de Kuhner et bien d’autres, se souviendront des possibilités encore inexplorées de la variation des apparences qu’animent ces puissances ornementales. Nous prenons au sérieux le système des formes ornementales, ses marqueteries, ses enchantements.
Que se passait-il de l’autre côté de la scène, entre l’Orient et l’Occident ? Un spécialiste en la matière, John Carswell, nous livre de précieuses informations sur l’apparition de la peinture au Levant, et ceci grâce aux commerçants de soie persans. On leur doit, semble-t-il, l’initiative d’avoir engagé un artiste hollandais pour décorer des églises d’Ispahan, au XVII. De là l’intérêt du Chah Abbas 1″ ou celui du sultan ottoman Mehmed II pour l’art européen. Bien plus, Bellini séjourna à Istanbul, y peignit le célèbre portrait de ce sultan. Epoque de transactions intenses entre l’Occident et le Levant, import- export d’objets de valeur : “Tous les articles en Orient ont été découverts en Occident, et ceux de l’Occident servent d’ornements nouveaux en Orient”, selon le dire du voyageur Tournefort. Ainsi la peinture fut découverte au Levant grâce aux Ottomans et à la minorité arménienne émigrée en Perse. Cette peinture servit longtemps de décoration dans les belles demeures tout en influençant la miniature levantine, avant de devenir un métier et un art à part entière que l’on enseigna dans des écoles spécialisées, comme l’Ecole des Beaux-Arts fondée en 1908 en Egypte.
Cette transaction d’objets ornementaux a eu deux conséquences au Levant : d’une part, le développement de la peinture iconique et représentative (portraits, paysages) dans les églises locales, les demeures ou palais bourgeois de l’époque ; d’autre part, un effet certain de la peinture et de la photographie sur la miniature ottomane et persane. Il suffit ici de citer deux noms : Daoud Corm et Khalil Saliby, qui furent dans les années 1900 d’excellents portraitistes académiques.
Là réside une différence d’évolution : alors qu’à la fin du xix et au début du xx «l’art européen inventait sa modernité, l’Orient allait s’engager, par un jeu de miroir perpétuel, vertigineux, dans l’expérience de la figuration avec un retour incessant à l’abstraction. Une abstraction dans tous ses états, entre la civilisation de l’image et celle du signe. Quelques noms illustreront cette époque : le sculpteur fondateur égyptien Mahmoud Mokhtar (1891-1934), Mahmoud Saïd et Mohammed Nagui, d’Egypte aussi ; les nouveaux miniaturistes : l’Algérien Mohammed Racim, le Tunisien Yahia Turki ; les artistes irakiens Jaouad Salim et Hassan Faïq, ou le Syrien Ismaïl Adham. C’est en 1938 que le groupe “Art et Liberté’’ est fondé par le poète Georges Henein, et des peintres : R. Younane, F. Kamal, H. El Telemsany. Ce groupe s’engage dans la voie d’un surréalisme interartistique et politique à la fois. Nous y reviendrons.