L ’objet de l’histoire de l’art :Une discipline toujours à définir
De Vasari à la fin du xx* siècle, les conceptions de l’histoire de l’art ont été multiples et parfois antagonistes. Aujourd’hui encore, on peut dire qu’il existe non pas une, mais des histoires de l’art.
Conserver le souvenir d’artistes illustres : vasari (XVIe SIÈCLE)
La conception de l’histoire de l’art qui prévaut est celle du peintre, architecte et historiographe Giorgio Vasari (1511-1574). Elle consiste à établir la biographie des artistes, à inventorier, attribuer, dater les œuvres à partir d’indices (signatures, documents d’archives, témoignages divers, styles…), et à restituer la manière dont ces œuvres ont été considérées à leur époque. L’art est, pour Vasari, une affaire de création individuelle, et les artistes sont des êtres exceptionnels. Mais c’est aussi à Vasari que nous devons l’idée de progrès, l’idée qu’une œuvre d’art et que son créateur seront jugés historiquement, l’idée d’influence par laquelle les traits stylistiques d’un individu ou d’une école peuvent être repérés à travers des générations successives.
LE « beau idéal » : les académies (XVI’-XVIII SIÈCLE)
La notion de progrès sous-entend qu’il y a une spécificité de l’art qui est fixe et qu’il convient de définir. Les historiens de l’art s’efforceront de le faire pour ordonner leur récit en une suite logique. Beaucoup des idées et aspirations présentes durant la Renaissance chez des théoriciens-praticiens ont été formalisées par les académies, d’abord en Italie, puis en France (1648, date de la fondation de Y Académie royale de sculpture et de peinture), en Allemagne et aux Pays-Bas, et plus tard en Angleterre : Sir Joshua Reynolds devient en 1768 le premier président de la Royal Academy ofArts. Mais on est devenu hostile à l’histoire narrative telle que la pratiquait Vasari (les académiciens français diront de lui que ce n’était « qu’un âne chargé de reliques »). Ne conservant que son idée de progrès, on s’applique, en France, à définir les normes d’un « Beau idéal », en commentant et critiquant les œuvres du passé et celles des Modernes choisies dans la collection royale, au cours de Conférences qui réunissent peintres et élèves de l’Académie. Raphaël (1483-1520) et Poussin (1594-1665) deviennent les figures emblématiques de l’Art classique. C’est en fonction de la théorisation — laborieuse et conflictuelle — de ce modèle que Bellori, Félibien et Roger de Piles écrivent des vies de peintres ou des essais sur l’art de peindre.
À cette époque, on pense que les civilisations grecque et romaine constituent un modèle à imiter sinon à égaler. En ce sens, les travaux de Johann Joachim Winckelmann (Histoire de l’art dans /’Antiquité, 1764) constituent les fondations théoriques essentielles pour un futur développement de la discipline de l’histoire de l’art. L’Antiquité sert de référence esthétique et morale pour les peuples en quête d’identité nationale. L’histoire de l’art est, avec la littérature, un des principaux outils utilisé pour les revendications politiques.
L’érudition aux XVIIIe ET XIXe SIÈCLES
Au xvnic siècle se développe un nouvel intérêt pour l’étude de l’histoire. Les « connaisseurs » se multiplient, ce sont des érudits qui classent, présentent et dressent des catalogues des objets réunis dans des cabinets d’amateurs aristocrates. Le plus connu de ces érudits est Jean-Baptiste Séroux d’Agincourt (1730- 1814). Sous leur impulsion, l’archéologie antique et médiévale fait des progrès. Au xix’ siècle, dans le droit fil de ces travaux, l’allemand Karl-Friedrich von Ruhmor adopte une méthode (1827) qui sera longtemps appliquée. Elle consiste à critiquer les sources, à comparer, dater, identifier, authentifier, attribuer les oeuvres, à les classer en écoles ou périodes, à en retrouver les commanditaires. Plus tard, l’anglais Bernard Berenson (1865-1959) sera célèbre pour ses grandes qualités de « connaisseur » de l’art italien.
Trouver un sens a l’histoire de l’art
Dans ses Cours d’esthétique (1835-1838), Hegel a subi l’influence des écrits de Winckelmann (lequel anticipe la notion d’« historicisme ») et n’a pu rester indifférent aux travaux de classifications menés par les érudits du xvm’ siècle. Il accorde un « esprit » à chaque époque, l’art se développant par phases, incarnations successives de l’idée préoccupante des hommes au cours de l’histoire. Hegel prédit la mort de l’art. Que faut-il comprendre? Dans l’Encyclopédie constituée de ses cours donnés à l’université de Heidelberg entre 1816 et 1818, Hegel assigne sa place à l’esthétique : elle est éminente mais n’occupe cependant pas le niveau le plus élevé. L’Absolu-Sujet, qui en soi est au départ comme au terme, parcourt pour soi les cycles de la Logique, de la Nature et de l’Esprit ; ce troisième cycle s’achève sur l’Esprit-Absolu, qui d’abord s’extériorise dans l’Art sous forme sensible, avant de s’intérioriser comme Religion subjective et d’atteindre enfin à la parfaite connaissance de soi dans la Philosophie. Le moment esthétique devra donc être dépassé : ce sera « la mort de l’art » Paradoxalement cette mort annoncée va marquer toute l’histoire de l’art du xixe siècle qui se constitue alors en discipline autonome. Les approches diffèrent mais cherchent toutes à clarifier cette extériorisation dans le sensible de cet « Esprit-Absolu ». Toutefois, l’idéalisme de Hegel sera relativisé, voire contredit, par des recherches déterministes. Le milieu joue un rôle important pour Hippolyte Taine (1865), les techniques pour Gottfried Semper (1863), les luttes de classes pour Karl Marx (1867).
En tant que doctrine prêtant une attention exclusive aux configurations esthétiques, le formalisme s’épanouit dans la première moitié du xxe siècle. « L’histoire de l’art sans noms » est promue par Heinrich Wôlfflin (1898) comme étant un correctif salutaire à l’intérêt obsessionnel porté à la recherche de l’authenticité par les connaisseurs. Aloïs Riegl (1901) affirme l’existence d’un art non déterminé, qui suit sa propre destinée, dictée par une pulsion qui lui est propre. À une histoire de l’art comme reflet de l’évolution des idées, succède une histoire interne de l’art. S’opère donc un complet retournement : l’art ordonne le monde, au lieu que ce soit le monde qui dicte sa forme à l’art.
Repérer la filiation des sujets :panofsky
On ne pouvait en rester à l’aspect formel des œuvres. Autre chose se joue. L’histoire de l’art devient, avec Erwin Panofsky (Essais d’iconologie, 1939), l’histoire du sens de l’art par les méthodes d’interprétation iconologique. À l’opposé du manifeste formaliste de Wôlfflin, des érudits comme Saxl, Warburg et Panofsky se concentrent sur le sujet des oeuvres d’art, s’efforçant d’élucider leur signification grâce à leur contexte historique spécifique. L’iconographie focalise sur le contenu des images, étudiant, par exemple, le symbolisme des fleurs ou les attributs des saints. Il manque certes chez Panofsky une discussion sur les propriétés essentielles de l’œuvre d’art, ce qui fait que c’est véritablement de l’art. Mais cette interrogation ontologique, inaugurée par l’idéalisme allemand à la fin du xvme siècle, ne concerne pas Panofsky qui interprète des objets reconnus consensuellement comme « artistiques », fixant d’emblée les limites de l’iconologie (voir plus loin la présentation de la méthode d’Erwin Panofsky).
Déterminer les conditions de l’expression artistique
L’histoire sociale est une approche qui semble offrir quelques réponses à ces problèmes. L’œuvre d’art est « expliquée » comme étant le reflet d’une société donnée. Le contexte social est une affaire globale dans laquelle interviennent les pratiques religieuses, littéraires et scientifiques, ainsi que les conjonctures politiques, les structures de classe, la sexualité et la vie économique de la société. C’est dans cette sphère interactive que se situent le travail de Svetlana Alpers et de Michael Baxandall, comme les essais de Michel Serres, de Louis Marin et de Roland Barthes.
Le marxisme a ouvert des perspectives sociologiques aux recherches en histoire de l’art, même si toutes ne reprennent pas la totalité des conclusions du philosophe allemand. Nombre d’historiens d’art considèrent que les expressions de la culture sont gouvernées par les relations sociales, elles-mêmes déterminées par les mécanismes de production économique.
Il faut prendre en compte toutes les productions des artistes, pensent ceux que Charles Rosen et Henri Zerner (Romantisme et réalisme, 1984) appellent les « révisionnistes », c’est-à-dire ceux qui reconsidèrent les idées aujourd’hui communément acceptées. Les peintres « pompiers » Thomas Couture (pour Albert Boime) et Jean-Léon Gérôme (pour Gerald Ackerman) sont d’aussi grande importance pour comprendre leur époque que Claude Monet ou Paul Gauguin.
Avec Vasari, l’artiste était interrogé afin de découvrir la « signification » de son œuvre. Ce qu’il faisait, pensait, ce qu’il mangeait, comment il vivait? Le problème reste de savoir lequel de ces facteurs a déterminé la fabrication de l’œuvre d’art, et selon quelle importance? Freud a tenté ce genre d’approche, considérant les œuvres comme portant les traces de symptômes permettant d’accéder à l’inconscient de l’artiste. Mais il n’est jamais question, pour Freud, de fonder une « psychanalyse de l’art », encore moins de mettre au jour les conditions de sa réception sociale.
Lire le sens de chaque oeuvre
On s’est tourné alors vers les sciences. L’histoire de l’art a eu beaucoup à apprendre des méthodes scientifiques de l’archéologie. L’histoire de l’art, en face de telles disciplines fortement théoriques, a senti ses insuffisances.
On a cru trouver cette rigueur scientifique en se tournant vers une méthode : la sémiologie (étude des signes). La sémiologie, à la différence du formalisme, opère dans le domaine du social. Elle prend ses sources dans le champ linguistique, affirmant que les signes sont groupés en systèmes qui permettent l’expression des significations. La difficulté reste, bien sûr, de savoir ce qui crée la signification d’une oeuvre d’art. Elle n’est pas seulement une image. Il faut se résoudre à la définir. Ce sera la mission des philosophes de l’art comme Arthur Danto ou Nelson Goodman (Dominique Chateau, La Question de la question de l’art, 1994).
Etudier les différentes inerprétations dans l’histoire
Des théoriciens français, comme Roland Barthes, et des philosophes, comme Michel Foucault, ont questionné l’importance centrale accordée à l’artiste. Dans quelle mesure l’artiste est-il l’inventeur de son art? Ne tire-t-il pas profit du « déjà écrit », du « déjà existant » ? En réalité, la pensée de la sculpture ou d’une peinture est un assemblage d’images déjà existantes, d’idées et de valeurs qui en sont la vraie source. C’est le « regardeur » qui « construit » l’œuvre d’art nouvelle. Ce qui est profondément anti-historique, parce que l’œuvre est habillée par l’anarchie de l’interprétation de l’observateur. Nous avons nos propres convictions et préoccupations qui font que nous voyons l’œuvre chacun différemment.
Récemment, le féminisme a eu sans aucun doute plus d’impact en histoire de l’art que toute autre approche. « Mon engagement dans le féminisme, dit l’historienne d’art Linda Nochlin, m’a permis de mieux comprendre l’altérité, et qu’à partir du moment où l’on considère l’histoire de l’art dans la perspective de l’Autre, le politique vient nécessairement informer la construction même du sujet : il n’est plus possible de le poser en élément additionnel ».
Plus récemment, à la suite de la philosophie du langage inaugurée par Russell, Wittgenstein et Austin, le post-structuralisme (H. Damisch), et notamment le déconstructionnisme (J. Derrida), ont connu aussi un engouement, surtout aux États-Unis. Mais ni le post-structuralisme ni la déconstruction ne sont a proprement parler des méthodes. Ils nous rappellent seulement que nous ne oouvons plus adopter cette position dévote qui consiste à considérer ce que oous prétendons analyser, sans tenir compte de celui qui regarde et analyse.
Une fois identifiée, l’œuvre devient un objet à lire. L’herméneutique est la science de l’interprétation. Baudrillard, Lebensztejn, Bonnefoy, sur des modes afférents, font de la « critique pratique » une des composantes de l’histoire de art. On reproche souvent son ostracisme à cette pratique : de s’intéresser ^avantage aux chefs-d’œuvre qu’aux objets moins connus. Il est vrai que le tableau des Menines de Vélasquez, conservé au Prado, sera plus souvent évoqué que le décor des stalles de Saint-Martin-aux-Bois (Oise).
Cherche comme un archéologue
Au xvnie siècle, la sculpture grecque et romaine retient l’attention des connaisseurs qui classent et répertorient les objets accumulés dans les collections (Winckelmann). Au xix* siècle, on est encore plus soucieux de précision : on s’intéresse à l’archéologie médiévale (Arcisse de Caumont) et l’étude de la peinture devient affaire d’experts (Cavalcaselle).
L’archéologie et l’histoire de l’art entretiennent des rapports que l’on dit difficiles. Mais « Quand on cherche à déceler un faux Picasso, n’applique-t-on pas la même méthode qu’un archéologue quand il doit déceler une fausse statue grecque ? C’est une démarche herméneutique [c’est-à-dire interprétative] », a dit André Chastel. Lequel poursuit et conclut : « L’histoire de l’art est à la fois archéologique et herméneutique ».
Vivre un situation de crise
Dans l’esprit de certains (Donald Preziosi, Rethinking Art History, 1989 et Hans Belting, L’histoire de l’art est-elle finie ?, 1989), la discipline de l’histoire de l’art passe aujourd’hui par une crise. C’est une preuve de bonne santé. Comme le dit justement Eugène Ionesco : « Toute l’histoire (de l’art) n’est qu’une suite de « crises » — de ruptures, de reniements, d’oppositions, de tentatives, de retours aussi à des positions abandonnées… S’il n’y a pas crise, il y a stagnation, pétrification, mort ». Il est néanmoins certain que l’œuvre ne livrera sa propre vérité ou son propre message qu’en fonction de ce que l’historien lui demandera.
Vidéo : L ’objet de l’histoire de l’art :Une discipline toujours à définir
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