Le règne de la lumière :le choc lumineux de l’impressionnisme
Parmi les inventions du xixesiècle — aspirine, plastique, lois de la thermodynamique —, on trouve celle de l’artiste comme génie méconnu Vers 1800, la peinture n’était plus un commerce mais une profession, soumise à l’académisme et régie par des règles et des principes conventionnels de pratiques et de goûts. C’était respectable, très sérieux et moribond. La scène était mûre pour une nouvelle personnification de l’artiste
un rebelle et un intrus, l’archétype de l’homme moderne. Il n’y avait là rien de nouveau, un artiste négligé vivant et mourant dans la pauvreté, c’était après tout le destin de Rembrandt. Mais, au xixe siècle, nous assistons à l’émergence de peintres dont la priorité n’était plus commerciale ou académique. Les impressionnistes auraient pu s’adonner à un style plus populaire et à une peinture plus facile à vendre (et certaines des œuvres que nous admirons de nos jours peuvent n’avoir jamais été peintes pour être exposées]; mais ce groupe et ceux qui ont suivi n’avaient pas de temps à perdre avec les prescriptions de Y establishment artistique, ni avec les instincts conservateurs du public. Les règles qu’ils appliquaient ne relevaient que d’eux-mêmes.
Il est à peine surprenant de constater l’atmosphère étouffante des Académies des beaux-arts au début du siècle, incarnée par l’École des beaux-arts de Paris. Ce que les étudiants apprenaient sur la couleur était proche-De zéro ; par-dessus tout, il était rarement permis d’appliquer de là peinture brute sur la toile, Un insistait plutôt sur le dessin, la ligne et la forme, l’ombre et la lumière; en fait, on était dans la continuation du XVIIe siècle et du triomphe académique du disegno sur la colore. La peinture elle-même était pratiquée en dehors de l’École; l’étudiant devait s’inscrire dans l’un des nombreux ateliers privés, qui fonctionnaient plus comme des écoles artistiques que comme des boutiques où l’on commençait comme apprenti.
Et, même lorsque l’étudiant était jugé avoir maîtrisé suffisamment le dessin pour pouvoir tenir un pinceau, son premier devoir était de copier les œuvres des vieux maîtres du Louvre, ou les modèles procurés par le patron de l’atelier. Tout ceci- se déroulait dans un contexte bannissant innovation et l’imagination: la main de l’artiste était censée ne pas apparaître dans l’œuvre terminée. Le style, à bien des égards, différait peu de celui de la haute Renaissance, notamment en ce qui concernait le choix des sujets appelés avec beaucoup de respect « appropriés », comme les scènes de la mythologie classique. C’était une formation de professionnels sérieux, qui pourraient ensuite gagner leur vie en vendant leur production banale et sans risque à la bourgeoisie moyenne.
Le marché possédait des règles assez rigides. Par exemple, la seule manière pour de jeunes artistes d’exposer leur travail à Paris était le Salon organisé annuellement par l’Académie des beaux-arts. La sélection pour le Salon était faite par un jury, dont la plupart des membres étaient des académiciens aux goûts traditionnels. Ils attendaient les expositions pour affirmer le triomphe calme et serein de la mode dominante. Les styles nouveaux avaient peu de chance d’être acceptés. Le Salon lui-même était bien sûr une opération commerciale : des murs tapissés d’œuvres du sol au plafond, sans aucun souci de mise en scène ou de visibilité. C’était ça ou rien. Peu surprenant, donc, que les impressionnistes les plus en vue — Pissarro, Monet, Renoir, Manet et Degas — aient provoqué scandale et sensation, lorsqu’on ne les jugeaient pas tout simplement ridicules. Leurs œuvres étaient considérées comme superficielles, inachevées, non maîtrisées, et portant sur des sujets inconvenants: des gens du peuple se rendant à leur travail quotidien !
L’impressionnisme était un mouvement principalement motivé par l’intégrité artistique et par la nécessité pour l’artiste de chercher plutôt que de suivre servilement ses prédécesseurs. Mais les tableaux qu’ils réalisaient, baignés dans l’éclat des couleurs, n’auraient jamais existé sans les matériaux adéquats. Ce n’est pas seulement la pensée intellectuelle abstraite qui provoque les révolutions en art, qui ne sont pas seulement une réaction contre des conventions usées. C’est plutôt lorsqu’il y a confluence entre de telles forces et de nouveaux matériaux que des choses excitantes se produisent. Et il en fut ainsi: après un demi-siècle d’innovations plus spectaculaires qu’il n’y en ait jamais eu dans la fabrication des pigments, tout était en place pour que l’histoire prenne une nouvelle direction. L’art ne revient jamais en arrière.
Les chemins vers la lumière
Aucune révolution ne commence sans avertissements, bien que le plus souvent personne ne les entende. Les impressionnistes n’étaient pas les premiers artistes à défier le conformisme de l’Académie française: Eugène Delacroix [1798-1863], dans les années 1830, avec ses grands coups de pinceau et ses coloris audacieux [planche 32] qui se révélèrent trop emportés pour le Salon, mit les pieds dans le plat. Mais, vers 1855, quand le jeune Camille Pissarro [1830-1903] vint à Paris pour voir l’Exposition universelle, Delacroix était devenu une figure presque officielle. Néanmoins, nul ne personnifiait mieux cette peinture officielle que le grand rival de Delacroix, le rigide, le bigot et hautain Jean-Auguste- Dominique Ingres [1780-1867],
Un dualisme simpliste définit Ingres comme l’équivalent classique du romantique Delacroix: un peintre conservateur qui, dans l’éternelle querelle, privilégiait la ligne sur la couleur, et qui représentait la raison face à la passion de Delacroix. La vérité est plus complexe. Bien sûr, Ingres était fermement ancré dans le passé [« Il ignore totalement les poètes récents », disait Théodore Chassériau, lui-même ancien disciple d’Ingres qu’il avait rejeté pour Delacroix]; mais il était un artiste très éclectique qui pouvait dessiner sur des thèmes et des coloris orientaux aussi bien que sur des sujets et dans le style du XVIIe siècle, ou sur des thèmes historiques et mythologiques de l’art grec ou romain. Sous le pinceau d’Ingres, même les sujets les plus usés devenaient des œuvres de génie.
Le jugement de Baudelaire est sans doute le plus juste: « Un homme plein d’entêtement, doué de quelques facultés précieuses, mais décidé à nier l’utilité de celles qu’il ne possède pas. » Obsédé par la ligne, Ingres rejetait les œuvres, comme celles de Delacroix, où les objets n’étaient pas dessinés avec précision. Il affirmait qu’en présence d’un contour réussi, l’on pouvait excuser tous les défauts, ceux de la couleur par exemple. Les propres œuvres d’Ingres étaient l’exemple de textures douces, sans traces visibles de coups de pinceau, comme le recommandaient les peintres académiques français. Et, cependant, il a des points communs avec Delacroix, que ni l’un ni l’autre ne voulaient reconnaître. Les deux étaient de merveilleux coloristes, même si Ingres considérait cela comme d’importance secondaire.
Son Odalisque à l’esclave [1840] se glorifie de rouges, de verts et d’oranges magnifiques. Et Delacroix, moderniste, bien que très respectueux de certains principes, partageait avec Ingres la conviction qu’il existait une hiérarchie des sujets: les œuvres basées sur le grandiose, les thèmes classiques tirés de l’histoire, des mythes et de la religion étaient infiniment supérieurs aux paysages, aux natures mortes et aux scènes de la vie quotidienne [qualifiées péjorativement de « scènes de genre »]. Dans leurs « grandes » œuvres, les deux artistes ne montrent pas d’hommes réels, mais des personnages idéalisés, quasi allégoriques. Ingres aurait été furieux de constater que ses œuvres « classiques » provoquent aujourd’hui des jugements peu flatteurs et que les portraits qu’il réalisait souvent pour des raisons purement commerciales, sont [à juste titre] considérés comme certains des plus expressifs de tous les temps.
Mais c’était la couleur qui divisait Delacroix et Ingres plus que tout autre chose. On ne peut ignorer le plaisir que Delacroix trouvait dans la couleur. Il ressentait ses contemporains comme largement ignorants en la matière: « Les éléments de la théorie de la couleur n’ont jamais été vraiment analysés ni enseignés dans nos écoles d’art, parce qu’en France, étudier les lois des couleurs est considéré comme superflu, selon le principe: « On peut devenir dessinateur, mais on naît peintre. »
Il critiquait l’école académique de David [1748-1825], dans laquelle Ingres avait étudié, pour ses coloris ternes et son ignorance des pigments riches. Ces peintres, dit-il, imaginaient Pour sa part, Delacroix travaillait avec une palette de plus de vingt-trois pigments, comprenant presque tous ceux disponibles de son temps. Il considérait Couleur comme n’étant pas un bien localisé, intrinsèque à l’objet, mais comme étant « essentiellement une interaction de réflexions ». Delacroix reprochait à Ingres de ne tenir aucun compte des effets de lumière d’un objet sur ce qui l’environne — et vice-versa —, et à ses œuvres de représenter des choses « crues, isolées, froides ». On raconte que Delacroix, cherchant à donner de l’ampleur à une draperie jaune, décida d’aller au Louvre pour voir comment Rubens l’aurait réalisée. Les fiacres, à cette époque, étaient peints en jaune canari, et Delacroix remarqua que celui qui l’attendait prenait une teinte violette dans le soleil. C’était ce qu’il cherchait; il paya le cocher et rentra chez lui.
C’est en quoi Delacroix annonce l’impressionnisme : il souhaitait attraper les jeux de lumière. Mais il n’y « eut pas d’erreur à l’Exposition universelle de iBb’5TcTësî7rigrës et ses imitateurs qui reçurent les médailles et qui eurent les faveurs du public. Delacroix connut plusieurs échecs à institut, dont Ingres était un membre influent. Cette inimitié devint légendaire, un véritable sujet de caricature pour les journaux.
Delacroix sera plus tard célébré par les impressionnistes. Mais L.ne autre influence indéniable fut Turner qui, sur la fin de sa vie, en vint aussi à abandonner de nombreux idéaux classiques et à rechercher la vérité artistique dans le règne de la lumière. Voir l’évolution de l’œuvre de Turner, comme c’est possible en parcourant une seule salle de la Tate Gallery, en passant du néoclassicisme de ses premiers paysages au tour- c Ion halluciné de ses dernières peintures, permet de discerner le cheminement vers fart contemporain à travers l’œuvre d’un seul artiste. Pissarro et Monet virent certaines de ses peintures à Londres dans les années 1870 et, à l’évidence, en subirent l’influence. L’esquisse à la gouache de la cathédrale de Rouen [1832] par Turner annonce la suite d’études du bâtiment par Monet dans les années 1892-1893. Monet fut plus tard réservé dans ses éloges. En 1918, il admettra: « Par delà les années, j’ai toujours beaucoup aimé Turner, mais aujourd’hui je l’aime beaucoup moins. »
En plein air
Dans les années 1860, le physicien et physiologiste allemand Hermann von Helmholtz suggérait qu’il était vain pour l’artiste d’espérer recréer les effets de la lumière et de la couleur perçus dans le monde réel, parce que les pigments disponibles sont trop limités; ils nécessiteraient une gamme modifiée de luminosité, une atténuation des nuances qui introduise un certain brunissement. Cela signifie que, en dépit de leur prétention au naturalisme, les artistes traditionnels obéissaient pour représenter le jeu de la lumière à des conventions qui n’avaient qu’une ressemblance schématique avec l’image que l’artiste percevait. En conséquence, disait Helmholtz, Ce ne sont pas les couleurs des objets, mais l’impression qu’ils ont donnée, ou voudraient donner, qui doit être imitée; afin de produire une conception aussi distincte et vivante qu’il est possible de ces objets111. Et ceci — une description aussi bonne que possible de ce que les impressionnistes cherchaient à faire — est quelque chose qui ne peut se faire en atelier en reconstruisant une scène à partir d’esquisses, avec des formes idéalisées et dans l’imperfection de la mémoire. Cela requiert plutôt que le peintre travaille sur le motif, traduisant ses impressions visuelles directement sur la toile. Il — ou elle — doit sortir!
Parmi les mythes qui ont entouré les impressionniste, il y a celui qu’ils étaient les premiers à travailler à l’extérieur. Bien sûr, ce n’était pas le cas; Turner, par exemple, avait équipé, lorsqu’il commença à être connu, un bateau afin de pouvoir peindre en plein air. Et l’on a du mal à imaginer que William Holman Hunt pourrait avoir tiré de ses réflexions en atelier a manière de capturer aussi brillamment les ombres prismatiques du soleil en fin d’après-midi dans Notre côte anglaise (plus tard Bateau égaré) [1852; planche 33]. Les bleus, les rouges et les jaunes du navire et le violet saisissant de l’herbe se combinent pour créer un éclat naturel d’une force persuasive sans précédent; assez pour convaincre John Ruskin que, quoi qu’ait prétendu Helmholtz, Hunt avait trouvé le moyen de traduire les rayons du soleil en pigments: Il est frappant que, à la fois, Ruskin et Helmholtz évoquent le mot d’« impression », un rappel que le style des impressionnistes n’était pas uniquement dicté par leurs intentions.
L’image de l’impressionniste dehors en pleine nature, avec son chevalet transportable et son parasol, est encore vivante, encouragée par la description que les impressionnistes eux-mêmes en ont laissé (Renoir et John Singer Sargent ont peint Monet sur le motif] et par leur participation à la création de ce mythe. Monet déclarait en 1880 : « Je n’ai jamais eu d’atelier, et je ne comprend pas comment quelqu’un peut s’enfermer dans une pièce »; et ceci bien que ses œuvres portent les traces de retouches en atelier.
Pour les artistes conservateurs de l’institut, travailler en plein air servait seulement à faire des esquisses à partir desquelles on réalisait l’œuvre originale en intérieur, l’Immédiateté et le naturalisme de l’esquisse devant être soigneusement supprimés dans l’opération.
La technique traditionnelle du clair-obscur réclamait que les tons pâles d’une scène soient assombris dans les « paysages historiques » pour créer un rendu stylisé de la lumière et de l’obscurité. Cette convention fut bousculée au milieu du xixe siècle par des peintres « réalistes » comme Camille Corot [1796-1875] et Gustave Courbet [1819-1877], Plutôt que d’assombrir les tons de ses scènes en extérieur, Corot ajoutait du blanc pour rehausser la luminosité et créer une véritable sensation visuelle. « Ne jamais perdre la première impression qui vous a transporté », dit-il, ce qui pourrait aussi bien être un slogan pour les jeunes novateurs comme son disciple Pissarro.
Pour les impressionnistes, il était absolument essentiel de transférer sur la toile instantanément ces impressions de lumière et d’ombre extérieures. Cela pouvait parfois les mettre dans des états de trouble extraordinaires. Monet entamait plusieurs œuvres en même temps, bravant la pluie, le vent, la neige-et les marées, essayant de saisir les moments- précieux où, dans chaque cas, l’illumination naturelle revenait à celle qu’il désirait. Berthe Morisot se plaignait des hordes d’enfants qui l’entouraient lorsqu’elle peignait en plein air. Seule cette observation minutieuse de la lumière naturelle pouvait révéler aux impressionnistes les subtilitésse la couleur qui miroite sur les surfaces et se devine dans les ombres. Écrivant en Provence, Paul Cézanne disait: « La lumière du soleil est si intense qu’il me semble que les objets se profilent non seulement en noir et blanc, mais aussi en bleu, en rouge, en brun et en violet. » Pour ces peintres, la nature était vivante avec une danse de teintes glorieuses qui pouvaient difficilement être reproduites par des mélanges traditionnels de « matériaux. Ils avaient besoin d’un arc-en-ciel plus étendu.
Jules Laforgue disait, en 1883 : « Dans un paysage baigné de lumière […] l’impressionniste la . Dit baignant tout non de morte blancheur, mais de mille combats vibrants, de riches décompositions prismatiques[…] L’impressionniste voit et rend la nature telle qu’elle est, c’est-à-dire uniquement en vibrations colorées » Comment ces peintres s’y prenaient-ils pour capturer les « vibrations de la couleur »? Il n’y a pas de doute que l’intuition et l’empirisme ont joué un rôle important; mais les impressionnistes se sont aussi beaucoup appuyés sur des principes scientifiques, du moins autant qu’ils pouvaient les comprendre et les traduire picturalement. De la plus grande importance fut le concept de contraste des couleurs complémentaires développé au début du xixe siècle par le chimiste Michel-Eugène Chevreul.
La science des contrastes
Les dualismes chromatiques abondent dans la Théorie des couleurs (1810) de Goethe ; mais ce fut le chimiste Chevreul et non pas Goethe — qui aurait voulu être physicien —, qui fit le plus pour instruire les artistes de l’usage rationnel des couleurs complémentaires. En 1824, Chevreul fut nommé directeur des teintureries des Gobelins et requis d’améliorer le manque d’éclat des teintures dont on se servait. Mais il trouva qu’il n’y avait pas de raisons de se plaindre des teintures; c’était plutôt la manière dont les fils teints étaient tissés qui nuisait à leur éclat. Les teintes complémentaires ou presque complémentaires étaient placées côte à côte, avec pour résultat que, lorsqu’on les regardait à distance, les couleurs ne pouvaient être distinguées, et au contraire fusionnaient dans la rétine et provoquaient une sorte de gris. C’est une forme de mélange additif, proche de celui généré par James Clark Maxwell avec son disque tournant [voir p. 44). Isaac Newton avait observé quelque chose de la sorte dans son expérience sur le mélange des pigments bruts. Il montre comment un mélange d’orpiment jaune, de pourpre éclatant, de vert léger et de bleu, donne une impression de blancheur brillante à une distance de quelques pas.
Les observations de Chevreul le conduisirent à expérimenter le fait de placer des complémentaires l’une près de l’autre, et il découvrit qu’à une distance de vue moindre que celle requise pour générer un mélange optique, la juxtaposition renforçait la force des deux couleurs: « Dans le cas où l’œil » perçoit en même temps deux couleurs contiguës, elles apparaîtront aussi dissemblables que possible, toutes deux dans leur composition optique et à l’apogée de leur tonalité. »
Que la perception de la couleur soit influencée par son entourage était depuis longtemps empiriquement connu des peintres; mais Chevreul systématisa cela avec l’aval [de plus en plus respecté] de l’autorité scientifique. Sa découverte fut publiée en 1828 et se répandit rapidement dans les théories artistiques. Et lorsque Chevreul étendit et généralisa ses travaux dans De la loi du contraste simultané des couleurs (1839], cet ouvrage devint un manuel essentiel pour les peintres.
Chevreul illustrait les relations entre les couleurs grâce à l’un des plus complexes cercles chromatiques jamais inventés, subdivisé en soixante-quatorze segments et vingt degrés de variations tonales entre le blanc et le noir: le début d’une cartographie rigoureuse de l’espace coloré en trois dimensions. Ces échelles de couleurs furent décrites dans son Des couleurs et de leurs applications aux arts industriels (1864], un manuel technique principalement destiné aux peintres et aux fabricants de teintures.
Delacroix affichait son rejet des scientifiques («attendant toujours quelqu’un de plus capable qu’eux-mêmes de leur ouvrir la porte de l’épaisseur d’un doigt »]; mais tout artiste intéressé par la couleur ne pouvait se permettre d’ignorer cet aspect fondamental de sa perception. Il s’est inspiré des vues de Chevreul en se servant des couleurs adjacentes dans ses dessins pour plusieurs intérieurs, et leur influence peut se voir (peut-être pas aussi clairement que certains l’ont prétendu] dans Femmes algériennes dans leur appartement (1834 ; planche 32], considéré par le jeune Renoir comme « la plus belle peinture du monde ». Mais la réputation de Delacroix comme coloriste « scientifique » est discutât e er t beaucoup plus à la forte promotion de cette notion par son ami le critique d’art Charles Blanc qu’à son œuvre. En outre, les complémentaires contrastantes figurent aussi dans l’Odalisque à l’esclave d’Ingres, qui place le rouge brillant de la draperie contre les verts pâles du sol et des meubles, une composition que Delacroix, comme on pouvait s’y attendre, rendrait.
La Grammaire des arts du dessin [1867] de Charles Blanc, qui sui- .a: les idées de Chevreul, devait aussi devenir un manuel classique en France, et exerça une influence sur la formation de Paul Signac. Mais, dans es années 1860, de nombreux peintres se penchèrent sur les études du mélange des couleurs de Hermann von Helmholtz, dont l’article fondateur de 1852 sur le sujet fut rapidement traduit en français Helmholtz » encourageait les mêmes paires de contrastes que Chevreul, il soutenait que c’était seulement à travers l’usage des contrastes de couleurs que i artiste pouvait espérer reproduire les effets de la lumière naturelle avec ces pigments qui avaient peu à voir avec l’éclat véritable de la nature : « Si, donc, avec les pigments à sa disposition, l’artiste souhaite produire, aussi extraordinairement que possible, l’impression que les objets donnent, il doit peindre les contrastes qu’ils produisent»
Ce que les peintres estimaient particulièrement dans les écrits de Helmholtz, c’était qu’à partir des expériences de disques tournants, il avait traduit les complémentaires de Chevreul en mélanges de pigments spécifiquement à l’intention des artistes. Cette approche fut poussée plus loin dans Modem Chromatics (1879] d’Ogden Rood, un physicien américain de l’Université de Columbia. Peintre amateur [aquarelliste] ayant des connaissances en chimie, Rood cherchait à rattacher la théorie de la couleur aux matériaux. Ses diagrammes de contrastes en forme de cercles chromatiques augmentaient les tonalités pures de « bleu », de « vert » et ainsi de suite avec des pigments tels que l’outremer, le vert émeraude, le vermillon et le gamboge (figs. 8]. L’ouvrage de Rood devint un classique pour les impressionnistes, mais les goûts classiques de l’auteur en matière d’art faisait qu’il n’aimait pas leurs oeuvres. On raconte que, les voyants exposés, il s’était exclamé: « Si c’est tout ce que j’ai fait pour l’art, j’aurais préféré n’avoir jamais écrit ce livre! »
C’est dans des oeuvres représentant l’eau que Claude Monet [1840-1926] nous donne quelques-uns de ses contrastes de couleurs les plus « chevreuliens »: le jeu des rayons du soleil y est à son maximum de luminosité. Dans sa Régate à Argenteuil [1872; planche 34], l’eau bleue est embellie d’un violent orange; la maison au toit rouge apparaît à travers le feuillage vert; les ombres et les personnages violets se tiennent contre les voiles d’un blanc crémeux. Monet était très explicite dans ses intentions; il fait écho à Helmholtz quand il déclare, en 1888 : « la couleur tient son éclat des contrastes plutôt que de ses qualités inhérentes […] les couleurs primaires paraissent plus brillantes lorsqu’elles sont en contraste avec leurs complémentaires ». Quand Monet emploie la même juxtaposition audacieuse d’orange et de bleu dans Impression : Soleil levant (fog) (1872), le disque du soleil semble presque bondir hors de la toile.
Lumière de la matière
Une fois que l’on comprend les intentions des impressionnistes, il devient évident qu’il était indispensable que les nouveaux pigments synthétiques atteignent leur but. Jean Georges Vibert, qui travaillait à l’École des beaux-arts dans les années 1890, les appelait des Éclatistes qui travaillaient « seulement avec des couleurs intenses », et il n’y a pas de doute qu’il avait raison. Vibert n’était pas opposé aux nouveaux matériaux en eux-mêmes; comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, il louait et recommandait leur « éclat et leur fraîcheur ». Mais la vigueur avec laquelle les impressionnistes s’en sont servis a constitué un véritable renversement de Y establishment artistique: dans des touches énergiques d’une opulence renforcée par les teintes environnantes. « Ne jamais utiliser que les trois couleurs primaires (rouge, bleu et jaune] et leurs dérivatifs », disait Pissarro à son disciple Cézanne, ayant débarrassé d’une manière significative sa palette du noir, de la Sienne brûlée et des pigments ocres.
Vibert avait raison, d’ailleurs, de s’être intéressé à la stabilité de ces pigments, encore jamais mis à l’épreuve. Les impressionnistes n’étaient pas toujours conscients des risques, et en ont quelquefois payé le prix. En coupant avec les méthodes formelles du passé, ils avaient aussi abandonné l’apprentissage technique qui permettaient aux peintres de mieux comprendre leurs matériaux. Ils acceptaient l’éclat des nouvelles peintures avec un grand enthousiasme mais avec peu de discernement, s’en remettant généralement à leurs fournisseurs ou aux fabricants pour ce qui concernait leur qualité. Ils n’ignoraient pas leurs défauts — Monet se plaint dans les années 1880 des déficiences de ses matériaux — mais les peintres manquaient de la volonté ou de la capacité de faire plus que de manifester leur contrariété auprès de leurs fournisseurs.
Qui étaient ces négociants en substances brutes de l’art? Vers le milieu du XIX siècle, (‘approvisionnement des artistes en matériaux devint un commerce régulier avec ses propres canaux de distribution. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les pigments, en tant que marchandises commerciales, figuraient habituellement dans la catégorie des importations d’épices et de produits pharmaceutiques [certains matériaux pour artistes avaient aussi un usage pharmaceutique], et ainsi étaient vendus par les épiciers qui faisaient aussi commerce de nourriture et de médicaments, rappelant que les pigments de la Grèce ancienne étaient appelés pharmakon. Au milieu du XVIIIe siècle, les épiciers français se spécialisèrent, certains dans la fourniture pour artistes: les marchands de couleurs.
Mais, comme la fabrication de peinture devenait de plus en plus une question de synthèse chimique, elle se transforma en une véritable industrie, et la plupart de détaillants ne faisaient qu’empaqueter les peintures déjà fabriquées. Quelques-unes des couleurs les moins chères —blanc de plomb, blanc de zinc, jaune de chrome, bleu de Prusse et outre- mer synthétique — étaient fabriquées et vendues à grande échelle pour la Décoration intérieure.
La mode de la peinture amateur au XVIIIe siècle, stimulée par le développement de pastilles très pratiques pour l’aquarelle, créa un marché lucratif pour les fabricants de couleurs qui se spécialisèrent en fournissant des matériaux de meilleure qualité pour les artistes. Parmi eux, les frères Reeves, William et Thomas, qui s’installèrent à Londres en 1766. Un 5. s de la Royal Society of Arts conféra à-leur société, en 1781, le droit de se réclamer du patronage royal, qui était bien entendu mis en avant dans leur publicité. Cependant, les affaires à Londres au XVIIe siècle couraient de graves dangers, comme le Morning Herald le signalait en octobre 1790: Au début du xixe siècle, Londres était saturée de fournisseurs de matériaux pour artistes; parmi eux, la société créée en 1832 par William Winsor et Henry Charles Newton. Les couleurs de Winsor and Newton étaient très appréciées des peintres anglais de l’époque, y compris de Turner. Il fallait pour se livrer à une telle activité avoir une formation scientifique: Winsor était chimiste et Newton artiste.
Depuis les années 1740, les pigments étaient broyés mécaniquement entre des roues en pierre dans des « moulins à peinture » actionnés par des chevaux. Dans les années 1820, les roues des moulins fonctionnaient à la vapeur. Mais le broyage à la main bénéficiait de l’habileté et du jugement du broyeur, et produisait un grain plus riche que la production mécanique. Ce n’est qu’en 1836 que le marchand de couleurs parisien Blot fut le premier à se servir du broyage mécanique pour les « belles couleurs » demandées par les artistes.
Une autre innovation majeure en matière de fournitures de peintures fut le tube de métalsouple, inventé en 1841 par un portraitiste américain nommé John Rand. Les tubes d’étain remplacèrent les emballages en vessie de porc dans lesquels les peintures à l’huile avaient jusque-là été vendues; cela donnait des peintures beaucoup moins susceptibles de sécher en dehors de leur emballage. Ce fut particulièrement déterminant en ce qui concerne la prédilection impressionniste pour la peinture en plein air; Renoir remarquait que « sans les peintures en tube, il n’y aurait eu ni Cézanne, ni Monet, ni Sisley ou Pissarro, rien de ce que les journalistes appellent « impressionnisme » ». Ni de Renoir, présume-t-on !
Cette commercialisation des fournitures pour artistes a contribué à éloigner le peintre de ses matériaux; ce fut le début de ce rappel- impersonnel, froid avec la substance première de la peinture qui en arrive à pousser les artistes du xxe siècle à reprendre les émulsions maison. J- F-L. Mérimée se plaignait en 1830 que les peintres n’étaient plus capables de faire la distinction entre de bons et de mauvais matériaux.
Et il y avait certainement beaucoup de matériaux médiocres. Pour les marchands de peintures, il s’agissait de gagner de l’argent, et ils se souciaient peu de la qualité ou de la stabilité à long terme de leurs couleurs. « Ces gens, disait Mérimée, avaient plus de sentiments pour leur profit immédiat que le moindre souci de la préservation des peintures. » Ils se servaient de fixatifs qui donnaient aux peintures une longue espérance de vie, mais au détriment des propriétés de séchage sur la toile. Parce que les pigments étaient les composants les plus chers de la pein- ture, le fabricant de couleurs avait tendance à faire des économies sur les quantités. Maïs, comme toutes les huiles jaunissent légèrement en séchant, les peintures avec une forte proportion d’huile se décalaient de manière plus marquée. Et, pour garder la peinture compacte alors que l’on diminuait la quantité de pigments, certains fabricants ajoutaient de la cire, ce qui donne une matière gluante susceptible de se craqueler. Certains détaillants ajoutaient à leurs pigments du blanc de charge, c’est- à-dire des matériaux inertes comme de la chaux ou du gypse qui augmentaient simplement la matière colorée. If y avait même des falsifications délibérées; un pigment étant vendu pour un autre d’une variété plus coûteuse, ou subrepticement mélangé à lui. La relation ambiguë de certains noms de peinture avec les pigments qu’elle contenait, augmentait seulement la tentation de duplicité.
Afin de lutter contre de telles pratiques, de nombreux artistes essayaient d’établir de bonnes relations avec un marchand de couleurs particulier, comptant sur lui comme contrôleur de qualité. Pissarro et Cézanne et, plus tard, Van Gogh se servirent de Julien Tanguy, qui avait, depuis 1874, une petite boutique dans la rue Clauzel, à Montmartre. Le peintre danois Johan Rohde la décrit comme « une misérable petite échoppe, plus pauvre que la plus misérable brocante d’Adelgade [à Copenhague] […] Il y avait des piles de tableaux, assurément en paiement de matériaux, et des choses très valables parmi eux », qui amenaient beaucoup de visiteurs à sa boutique. Le sauvage Van Gogh se lia avec Tanguy quand il arriva à Paris en 1886, et fit deux fois son portrait, bien qu’il se soit plaint à plusieurs reprises de ses produits. Tanguy broyait lui-même ses couleurs, et un des avantages pour les artistes était qu’il pouvait fournir des matériaux sur commande: Van Gogh, par exemple, avait des exigences spécifiques avec une préférence marquée pour un broyage grossier des pigments.
Parmi les impressionnistes, seul Degas [1834-1917] manifestait de la curiosité pour ce qu’il y avait dans ses couleurs. Ses carnets contiennent de nombreuses formules chimiques et des notes techniques, et il faisait ses propres expériences sur les matériaux, sans être vraiment informé de la théorie chimique. Inquiet, de la décoloration qu’avaient subies plusieurs œuvras de Manet, Degas chercha le moyen de protéger ses propres œuvres des ravages du temps. Son intérêt soutenu pour les aspects théoriques de la couleur est attesté par le témoignage de Huysmans: « Aucun peintre depuis Delacroix, qui ait autant étudié et qui ne soit son propre maître, et qui ait compris comme M. Degas le mariage et le divorce des couleurs. »
Vidéo : Le règne de la lumière :le choc lumineux de l’impressionnisme
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