Les métaux prismatiques : les Pigments synthétiques et l'aurore de la chimie des couleurs
Il n’y aura plus jamais cinquante ans de chimie comme ceux qui commencèrent en 1770, lorsque tout était à faire. Au début, à peine quelques-uns des éléments réels étaient connus et les spécialistes parlaient toujours de phlogiston, cette substance insaisissable, censée s’échapper lorsqu’une substance brûlait. Cependant, tout était encore calme, à deux doigts de la révolution française. Vers 1820, les chimistes parlaient en grande partie le même langage qu’aujourd’hui, et la chimie était une profession potentiellement lucrative. La liste des éléments s’étendait dans des proportions que personne n’aurait jamais imaginé possibles un siècle auparavant. Dans son fondamental Traité élémentaire de chimie [1789]. Lavoisier faisait la liste de trente-trois éléments; entre 1790 et 1848, vingt et un de plus étaient venus s’y ajouter. Ce n’est pas une coïncidence si cette époque vit exploser la production de nouveaux pigments destinées
aux artistes. Après des siècles d’innovations assez faibles, les peintres se retrouvèrent, tout d’un coup, accablés devant les choix possibles, et dans la nécessité d’établir des critères avec lesquels évaluer la multitude de produits que l’industrie naissante de la fabrication des couleurs leur proposait d’acquérir. C’était une évolution qui séparait les moutons des boucs: devait-on adhérer aux matériaux traditionnels ayant fait leurs preuves, ou expérimenter les nouveaux? De manière prévisible, ceux qui choisirent ces derniers étaient ceux ayant une certaine propension à l’innovation artistique; finalement, ce fut la couleur employée vraiment sur la toile qui distingua les conservateurs des modernes.Le travail de chimiste était à peine plus simple quand il y avait seulement .
Construire des blocs
quatre éléments sur la paillasse mais il était moins coloré. Opposés aux richesses du Tableau périodique des éléments, dans lequel quatre-vingt-douze éléments déploient leur gamme de bizarreries et d’idiosyncrasies, les éléments aristotéliciens — terre, air, feu et eau — semblent banals, à vrai dire comme les composants de toute création.
Les éléments sont les acteurs de la chimie, et les tentatives pour disséquer la matière au-delà de l’atome ne pourront jamais avoir tout à fait le même attrait que d’identifier cette illustre compagnie. Comme les protons et les électrons n’ont pas de couleur, personne ne fait de peinture en mélangeant des quarks ou des gluons, et les « couleurs » que les physiciens leur donnent sont seulement les fruits de leur imagination. C’est en manipulant les éléments, en altérant leurs proportions, leurs liaisons, leur charge électrique, que les chimistes font leur travail; et que, dorénavant, les fabricants de couleurs font le leur.
Dans The Sceptical Chymist ¿1661), Robert Boyle défiait le système aristotélicien des éléments, suggérant qu’il y avait sans doute plus de quatre éléments, et peut-être même plus que cinq. Mais lesquels? Il mettait en doute que terre, air, feu et eau soient irréductibles et fondamentaux pour toute matière. En effet, dit-il : Il est tentant d’attribuer trop d’innovations à Boyle. Selon certains, la liste des quatre éléments d’Aristote a toujours été vulnérable depuis que Conrad Gesner a montré, en 1586, que c’était seulement un des systèmes d’éléments proposés dans l’Antiquité. Mais la contribution de Boyle fut de dépasser la question de savoir si on devait omettre le feu ou ajouter le soufre ou le sel [pace Paracelse], en montrant la voie à la nécessité d’une analyse directe des substances dans lesquelles les corps se décomposent durant les transformations chimiques: « La manière la plus sûre est d’apprendre par des expériences spécifiques de quelles parties hétérogènes les corps particuliers sont constitués, et de quelle manière, par le feu réel ou le feu potentiel, elles pourraient en être le mieux et le plus à propos séparées de cette façon, il définissait la tâche essentielle de la chimie au moins pour le siècle à venir. Cependant, ce n’est pas avant une centaine d’années que les constituants élémentaires de deux des éléments d’Aristote, l’air et l’eau, commenceront à se révéler.
L’assistant de Boyle, Robert Brooke, était déjà sur la piste avec son observation que l’air contenait un composant inerte qui demeurait lorsqu’une substance avait brûlé dans un récipient scellé. Mais ce n’est qu’en 1774 que le savant et pasteur presbytérien Joseph Priestley effectua la première identification du composant « actif» de l’air que Lavoisier allait appeler oxygène. Pour Priestley, celui-ci n’était pas un élément en lui-même mais de l’air volé au phlogiston. En faisant de l’oxygène un élément qui disparaît des substances lors de la combustion, Lavoisier orienta la chimie dans la bonne direction, et tout commença à se mettre en place. Son union avec l’hydrogène produite par l’action d’acides sur certains métaux donnait de l’eau, une observation faite par Henry Cavendish en 1781 et confirmée [on peut dire appropriée] par Lavoisier dans les deux années qui suivirent.
« La chimie est une science française », écrivit Adolphe Wurtz en 1869, « elle fut fondée par Lavoisier d’une immortelle renommée92. » Et d’une considérable ingéniosité, aurait-il pu ajouter. Confronté à une importante opposition [en particulier d’Angleterre], Lavoisier renforça sa théorie sur l’oxygène de combustion, en révisant et rebaptisant tout le tableau des éléments. Sa Méthode de nomenclature chimique [1787], écrite avec les chimistes français Bernard Guyton de Morveau, Claude Louis Berthollet et Antoine François Fourcroy, a fourni à la chimie un nouveau vocabulaire et un tableau systématique des éléments incluant dix-huit métaux [certains, comme le calcium et le magnésium, toujours dissimulés dans des mélanges, parce qu’ils étaient trop réactifs pour être facilement séparés de l’oxygène].
Les quatre chimistes français créèrent les Annales de chimie pour faire connaître leur système. C’était un curieux groupe. Le courtois Lavoisier était autoritaire, avec l’arrogance due à ses origines. Il était rapide à s’attribuer le mérite et lent à reconnaître les découvertes des autres. Cette combinaison d’arrière-plan bourgeois et de morgue rendit le destin de Lavoisier inéluctable quand, durant la Terreur, il fut arrêté par les partisans de Robespierre à cause de son activité de receveur des Taxes. Fourcroy plaida sa grâce auprès de Robespierre, mais en vain: Il fut exécuté en 1794.
Fourcroy, né dans une famille aristocratique dans la difficulté, était un partisan de la Révolution, et donna son tribut à la fraternité en enseignant à l’Académie des Sciences comment fabriquer de la poudre à canon. Il n’obtint pas ses modestes succès par ses brillantes capacités de chimiste mais par son assiduité. Berthollet et Guyton de Morveau étaient tous deux de familles aisées, pourtant ce dernier laissa tomber sa particule durant la Révolution et devint professeur de chimie à l’Académie de Dijon — il la récupéra sous le règne de Napoléon. C’est à Dijon que Guyton de Morveau engagea, à la fin du XVIIIe siècle, ses recherches sur l’industrie de la peinture.
Le blanc libéré du plomb
Les artistes étaient depuis longtemps habitués aux substances hasardeuses, car les caprices de la nature les avaient pourvues de quelques-unes des plus violentes couleurs. Le plomb n’était en aucune façon le plus dangereux et, que l’on sache, la santé des artistes du passé n’a pas été perturbée par leur minium, leur massicot et autre blanc de plomb. Cependant, alors que la révolution industrielle passait au stade de la fabrication et créait une force de travail permanente exposée tous les jours à autant de substances toxiques, on n’ignorait pas que le blanc de plomb était un matériau dangereux. Dès le XVIIe siècle, Philiberto Vernatti décrivait dans les Transactions de la Société royale de Londres les maux terribles supportés par les ouvriers des manufactures de blanc de plomb: « Les ouvriers ressentent des douleurs immédiates à l’estomac, avec des crampes terribles dans les intestins et une constipation qui résiste aux purgatifs… Puis des vertiges ou des migraines avec des douleurs dans les sinus, des maux de vue, l’idiotie et des crises de paralysie. »
Le blanc.de plomb (comme on l’appelle communément] était fabriqué en énormes quantités, parce qu’il était le seul pigment blanc d’usage généralisé et qu’il était employé par les artistes, mais aussi dans la peinture domestique, mettant d’ailleurs aussi en danger les habitants des bâtiments. Vers la fin du XVIIIe siècle, le risque était un sujet d’inquiétude sérieuse pour les autorités de la santé publique en France, et un blanc de substitution fut réclamé.
Dans les années 1780, Guyton de Morveau fut sollicité par le pouvoir pour rechercher un nouveau pigment blanc moins dangereux. En 1782, il fit un rapport disant que le meilleur candidat était l’oxyde de zinc, connu sous le nom de blanc de zinc, dont la synthèse avait été réalisée à l’Académie de Dijon par un Laborantin nommé Courtois95. Non seulement le blanc de zinc n’était pas toxique, mais il ne noircissait pas, comme le blanc de plomb, en présence de gaz sulfureux, alors que le plomb carbonaté se transformait en un sulfure de plomb noirâtre.
Le zinc figurait sur la liste des éléments de Lavoisier: il avait aussi été identifié par le chimiste allemand Andréas Margraf en 174696. L’oxyde blanc était bien connu des Grecs, parce que c’était un sous-pro- duit de la fabrication du laiton. Lorsque le métal de cuivre est chauffé avec du minerai de zinc, l’oxyde de zinc donne une vapeur blanche qui se condense en dépôts pelucheux. C’est sans doute pourquoi il était connu à l’époque médiévale comme lana philosophica, la laine du philosophe, ou encore les « fleurs de zinc ». L’oxyde est un antiseptique doux et il prévient les inflammations; il était médicalement recommandé par Hippocrate au IVe siècle avant J.-C. Le zinc avait donc de grands avantages, mais aussi quelques défauts majeurs. D’abord, le prix: le produit de Courtois était quatre fois plus cher que le blanc de plomb. Les artistes auraient certainement accepté de payer beaucoup plus que cela pour un matériau supérieur mais, au début du xixe siècle, le blanc de zinc ne paraissait pas du tout supérieur. Son pouvoir de protection n’était pas impressionnant, et pire encore, il séchait très lentement comme un pigment à l’huile. Pour cette raison, sa première application fut, en tant que pigment de couleur d’aquarelle, le blanc de Chine, introduit par les fabricants de couleurs anglais Winsor and Newton, en 1834.
Courtois essaya de réduire le temps de séchage en ajoutant du sulfate de zinc comme siccatif. Mais le problème persistait et. en dépit; de l’intense débat — auquel Fourcroy et Berthollet participèrent — sur la question de savoir lequel, du blanc de plomb ou du blanc de zinc, était le meilleur pigment, les premières promesses du blanc de zinc commençaient à pâlir.
Il fut secouru par les efforts du fabriquant de couleurs français E.-C. Leclaire. À la fin des années 1830, celui-ci et un chimiste nommé Barruel trouvèrent de meilleurs siccatifs et, en 1845, Leclaire commença à fabriquer de l’oxyde de zinc dans une usine près de Paris. D’autres entrepreneurs françaises coururent le risque et, en 1849, le statut du blanc de zinc était considéré comme assez sûr pour que le ministère des Travaux publics publie un décret mettant en garde contre l’usage du blanc de plomb. En 1909, il était banni des peintures employées dans tous les bâtiments de France. La production industrielle de blanc de zinc provoqua la baisse de son prix; en 1876, il était vendu au même prix que le blanc de plomb.
Au milieu du xixe siècle, tous Les fabricants européens de blanc de zinc le fabriquaient par oxydation du métal de zinc, raffiné selon le procédé dit « indirect » ou français. Mais, dans les années 1850, une nouvelle méthode fut introduite aux États-Unis. D’après une histoire qui a tous les charmes de l’apocryphe (mais que l’on voudrait tellement croire vraie l], elle fut découverte par hasard par un ouvrier nommé Burrows, travaillant pour la Passaic Chemical Company, près de Newark, dans le New Jersey. La Passaic Company ne fabriquait pas elle-même du zinc, mais le métal était raffiné dans une usine proche. Une nuit, chargé de la surveillance des foyers, Burrows découvrit que l’un des fourneaux de son usine avait une fuite de métal en fusion.
Il couvrit la fuite avec la grille d’un ancien foyer, sur laquelle par précaution il empila un peu de minerai de zinc et du charbon provenant de l’usine d’à côté. Tout de suite après, il remarqua des fumées blanches d’oxydes de zinc s’échappant de la pile. Plus tard, il eut la présence d’esprit de mentionner ceci aux membres de la compagnie de zinc nommée Wetherill and Jones qui développèrent le procédé d’une méthode de fabrication dans les années 1850 et 1860. Ce procédé américain « direct » utilisait le minerai de zinc lui-même (sphalerite) comme matériau brut. Commercialement, le blanc de zinc fut d’une très grande importance. Mais les artistes hésitaient à l’employer. Ils se servaient du blanc de plomb depuis des siècles et des siècles, et sa nature dangereuse
ne les effrayait pas plus que cela, alors pourquoi l’échanger pour un produit qu’ils ne connaissaient pas? De plus, le blanc de zinc avait une tonalité que tous n’appréciaient pas, froide et plate comparée à celle du blanc de plomb. Si bien que le blanc de plomb resta le blanc principal des artistes durant tout le xixe siècle. Même les aquarellistes lui restaient acquis; en 1888, sur quarante-six aquarellistes anglais interrogés, seulement onze répondirent qu’ils utilisaient du blanc de Chine. Malgré tout, le blanc de zinc n’était pas difficile à trouver au xixe siècle, notamment parce que certains fabricants de peintures s’en servaient comme adoucisseur pour leurs produits. On en a trouvé dans les œuvres de Cézanne, et Van Gogh en était particulièrement amateur. Dans les années 1850, les préraphaélites s’en servaient comme fond pour leurs couleurs violentes.
Dans sa recherche d’un nouveau blanc qui ne serait pas toxique, Guyton de Morveau ne se borna pas au blanc de zinc. Parmi les autres solutions, il fit des essais avec le minerai de baryte : la barvtine. parfois appelée baryte. Le minerai était déjà décrit par Agricola au XVIe siècle, mais rien n’indique qu’il fut alors considéré comme un pigment blanc. Il ne demandait pas d’autre préparation que d’être lavé et broyé, et il fut rapidement adopté par les artistes comme Blanc permanent » ou « blanc minéral », comme on l’appelait dans l’Angleterre des années 1830. Les gisements de qualité de baryte sont plutôt rares et, au début du xixe siècle, la barytine fut fabriquée synthétiquement sous la forme d’un pigment appelé blanc fixe.
« Le blanc permanent figure sur la liste de Y Art of Painting in Water Colours [1783] de Bowley, publié seulement un an après les recherches de Guyton de Morveau. Transparent dans l’huile, il était plus adapté à l’aquarelle. Mais la barytine était généralement mélangée avec d’autres pigments blancs comme agent diluant, et il servait aussi de base à des pigments de laque. Parce qu’il était relativement bon marché, il devint une importante peinture industrielle, utilisée comme couleur de camouflage des avions durant la Première Guerre mondiale et comme un composant du gris des uniformes de l’US Navy à partir des années 1910.
La fonte du zinc fut une industrie majeure de la première moitié du xixe siècle, et le blanc de zinc n’était pas la seule retombée dont les artistes profitèrent incidemment. En 1817, l’Allemand Friedrich Stromeyer observa que l’un des sous-produits de la fabrication du zinc à Salzgitter était un oxyde de couleur jaune. L’analyse de cette matière révéla un nouveau métal possédant des caractéristiques chimiques proches de celles du zinc. Le minerai de zinc était traditionnellement appelé calamine ou cadmie, et l’association de ce nouvel élément avec le zinc prit rapidement le nom de « cadmium »
Au cours de ses recherches sur le cadmium, Stromeyer prépara un sulfure jaune vif, le « sulphuret » comme il le nomma. Il n’y a pas de meilleure illustration de la manière dont les chimistes de cette époque s’étaient habitués à l’importance des pigments de synthèse que ce propos de Stromeyer en 1819 : « Ce sulphuret, par sa beauté et la stabilité de sa couleur, aussi bien que par sa capacité à bien s’unir avec d’autres couleurs, et spécialement avec le bleu, est destiné à être utilisé dans la pein-
ture. Des essais dans ce but ont donné les résultats les plus favorables98. » Stromeyer découvrit que l’altération des conditions de la s>~- thèse pouvait générer un matériau orange, la teinte dépendant de a dimension des grains. Le jaune de cadmium et l’orange de cadmium sont des pigments impressionnants: riches, opaques et ne se décolorant pas au soleil.
Mais, jusque dans les années 1840, la production à partir de la fonte de zinc n’était pas assez importante pour avoir un impact. Il y a des traces de son emploi dans la peinture à l’huile en France et en Allemagne depuis environ 1829, mais, en 1835, il ne figurait sur aucun catalogue de fabricants de peintures anglais. Vers 1851, cependant, le jaune de cadmium était produit par Winsor and Newton. Cependant, même en 1870, le chimiste des couleurs anglais Georges Field disait que « le métal à partir duquel il est préparé était jusqu’ici assez rare, aussi a-t-il été assez rarement employé comme pigment »; le coût élevé du cadmium se reporta sur le pigment, alors que, dans le même temps, il y en avait de meilleur marché qui étaient aussi brillants.
Néanmoins, le jaune de cadmium avait ses supporters, parmi lesquels Claude Mon et, qui en fit un usage intensif au moins à partir de 1873, ce qui incita Edouard Manet et Berthe Morisot à l’employer, à la fin des années 1870.
Des métaux caméléons
Verts mortels
Le baryum tient son nom du grec barys, « lourd », parce que c’est un métal dense et pesant. Il a été identifié comme un élément en 1774, et sa découverte fut l’œuvre d’un des chercheurs les plus accomplis du XVIIIe siècle dans ce domaine: l’apothicaire suédois Cari Wilhelm Scheele. Au cours de cette recherche, Scheele isola le chlore, quoiqu’il l’ait interprété dans le style tarabiscoté de l’époque comme de « l’acide marin déphlogistiqué ». (Il fut un phlogisticien reconnu jusqu’à sa mort en 1786, à l’âge de quarante-quatre ans.] Scheele isola l’oxygène avant Priestley, le nommant « air de feu ». Et quand, en 1770, il recueillit de l’hydrogène dans la réaction d’acides avec du fer ou du zinc, il crut que ce pouvait être le phlogiston lui- même. Les expériences de Scheele sur les composés de chlore tels que les sels de mer l’amenèrent, autour de 1770, à la découverte d’un nouveau pigment jaune: le jaune de Kassel. Un chimiste industriel nommé James Turner déposa un brevet anglais sur la couleur en 1781, et son affrontement avec ses rivaux industriels donna lieu à un précédent important dans le droit anglais des brevets. Ces batailles juridiques laissèrent des traces visibles : le pigment fut vendu comme « jaune breveté Turner », ou simplement jaune breveté, et ce, quoiqu’il n’ait pas fait beaucoup d’impression sur l’art de l’époque.
Lors de ses investigations sur les propriétés chimiques de l’arsenic en 1775, Scheele composa un mélange d’arsenic cuivre dont il comprit les potentialités comme pigment pour les artistes; il fut bientôt fabriqué comme « vert de Scheele ». Ce n’était pas une couleur particulièrement distinguée, avec toutefois une tonalité légèrement encrassée. J.M.W. Turner l’utilisa vers 1805 dans une esquisse à l’huile de Guildford depuis les rives de la Wey, et on le retrouve dans la foule de La Musique aux Tuileries [1862] de Manet; mais les traces de son usage sont peu abondantes ailleurs.
Ce nouveau vert jurait pu éventuellement faire l’objet d’une plus grande attention de la part des artistes, s’il n’avait été supplanté par un composé supérieur apparenté. En 1814, le fabricant de peintures allemand Wilhelm Sattler de Schweinfurt, en collaboration avec le pharmacien Friedrich Russ, tomba par hasard sur Je vert de Schweinfurt, dont les cristaux vert brillant sont dus à la réaction du vert-de-gris dissous dans du vinaigre avec de l’arsenic blanc et de la soude ». Connu en France comme le « vert de Schweinfurt », mais aussi comme « vert de Vienne » et « vert de Brunswick », il devint en anglais l’emerald green.
Il n’y avait jamais eu un vert comme celui-ci. Pour les artistes du xixe siècle cherchant des coloris violents, comme les préraphaélites et les impressionnistes, il a dû sembler le choix naturel. Il ne fut vraiment disponible qu’en 1822, lorsque le chimiste allemand Justus von Liebig publia une étude sur sa composition et sa synthèse; c’était jusqu’alors un secret commercial jalousement gardé par Sattler. Winsor and Newton commencèrent à le vendre comme une couleur à l’huile en 1832, et ses premières utilisations par Turner, toujours à la recherche de nouveaux matériaux, datent à peu près de la même époque.
Comme il était relativement bon marché à fabriquer, le vert émeraude devint aussi populaire pour la décoration intérieure, et fut produit ainsi que le vert de Scheele à l’échelle industrielle durant la première moitié du xixe siècle. Mais l’arsenic contenu dans ces verts était dangereux, et pas seulement pour les fabricants. Imprimées en épais reliefs sur des papiers peints bon marché, ces couleurs produisaient une poussière toxique quand on les frottait. Exposés à l’humidité, ces pigments se décomposaient en arsine, un gaz mortel de trihydride d’arsenic. Dans les années 1860, le Times de Londres déclencha l’alerte sur les dangers domestiques de ces verts contenant de l’arsenic : « Il est fréquent que des enfants dormant dans une chambre tapissée de ces papiers meurent d’un empoisonnement à l’arsenic, la vraie nature de la maladie n’étant découverte que trop tard100. » La légende veut que Napoléon ait succombé à un empoisonnement aux vapeurs d’arsenic provenant des peintures vert émeraude des murs humides de sa maison de Sainte-Hélène.
Le citron de Sibérie
La France a honoré ses chimistes plus que n’importe quel autre pays, mais il serait surprenant que beaucoup de Parisiens identifient Vauquelin avec l’immense chimiste qui rejoignit Berthollet, Fourcroy et Guyton de Morveau sur le front de la chimie française dans les années 1790. Travaillant avec Fourcroy, Nicolas Louis Vauquelin découvrit le béryllium dans le minerai du béryl et, en 1797, porta son attention sur la crocoite, un cristal rouge brillant découvert en Sibérie, au XVIIIe siècle. Appelé « plomb rouge dé Sibérie » en France, il semble avoir été mentionné en Occident pour la première fois par l’Allemand J- G. Lehrmann en 1762. Le minerai devient orange quand on le broie, et on n’en a trouvé aucun usage comme pigment d’artiste.
La recherche de Vauquelin révéla un nouveau métal dans ce minerai, dont les composés avaient tendance à être très colorés. Pour cette raison, il proposa le nom de chrome, du nom grec de la « couleur » la crocoite est une forme naturelle du composé de jaune de chrome; mais lors- que Vauquelin par la suite synthétisa le jaune de chrome pur, il découvrit qu’ii était un jaune, très riche. En 1804, en collaboration avec Berthollet, il émit hypothèse que cette substance pouvait servir de pigment. Vers 1809, lorsque Vauquelin publia l’intégralité de ses recherches sur le chrome dans les nouvelles et prestigieuses Annales de chimie — il y figurait au comité éditorial —, le jaune de chrome était déjà sur la palette des artistes. Il apparaît, par exemple, dans le Portrait d’un gentleman de Thomas Lawrence, peint en 1810.
La tonalité exacte du jaune de chrome peut être ajustée en le coprécipitant avec une solution de sulfate de plomb : si l’on met chaque sel à part égale, cela donne un jaune primevère, mais avec un mélange de 65 pour cent de jaune de plomb, on obtient un jaune citron, et la couleur devient progressivement plus foncée avec une proportion croissante de bichromate de plomb. Vauquelin découvrit que la couleur pouvait aussi être transformée en changeant la température de la synthèse, laquelle a un© influence sur la taille des grains. Le chimiste rapporte qu’en ajoutant de l’acide à la solution, on obtient un «jaune citron foncé », qui, nous dit- il, est le plus apprécié des artistes. Et si le pigment est précipité à partir d’une solution alcaline, il prend une tonalité orange : « un rouge jaunâtre et quelquefois un beau rouge foncé ». Précédant l’orange de cadmium, l’orange de chrome fut le premier pigment orange pur que les artistes aient jamais rencontre le réalgar tendait vers le jaune), et il fut bientôt déployé pour un effet spectaculaire.
Il était très attractif mais devait, pour devenir d’un usage universel être d’un prix abordable. Cela n’a jamais été le cas tant que la source unique du chrome se trouva au fin fond de la Sibérie. En 1818, un dictionnaire français « d’histoire naturelle appliquée aux arts » observait que jamais les artistes russes « n’avaient payé cher pour leur jaune de chrome ». Cependant, la même année, des filons de chromite minérale [chromate de fer) furent découverts dans le Var, et aussi dans les îles britanniques de Shetland. Mais l’avidité avec laquelle le pigment fut consommé était telle que, dès 1829, les mines du Var furent épuisées. Des filons furent aussi mis à jour aux États-Unis en 1808 et, vers 1816, le minerai de chrome était Importé en Angleterre, par-delà t’océan Atlantique, pour la fabrication du pigment.
Les jaunes de chrome pur et les oranges restèrent assez chers durant toute la première moitié du xixesiècle. Mais, comme a puissance de coloration du pigment était très forte, il pouvait être mélangé à des quantités importantes de diluants comme la barytine. Cela favorisa l’emploi du jaune dans les peintures commerciales. Son apparition sur les carrosses européens annonçait le jaune canari des yellow cabs [taxis jaunes] américains.
L’article de Vauquelin en 1809 mentionne aussi « un vert extrêmement beau » préparé en torréfiant un extrait de crocoite. C’était l’oxyde de chrome qui, à cause de sa grande stabilité, fut vite apprécié comme vernis pour céramique. « À cause de la belle couleur émeraude qu’il trans-~ “met », Vauquelin s’emballe: « le pigment fournira de l’émail aux peintres avec la possibilité d’enrichir leurs peintures et de développer leur art. » La vérité, toutefois, est que cet oxyde de chrome pur est un pigment plutôt difficile et qu’il n’eut pas une grande popularité auprès des peintres.
Mais, en 1838, le marchand de couleurs parisien Pannetier développa une recette pour transformer l’oxyde de chrome en un vert foncé, froid et légèrement transparent, connu en France sous le nom de « vert émeraude » [qui ne doit pas être confondu avec l‘emerald green anglais qui est un acéto-arsénite de cuivre]. En Angleterre, ce pigment fut appelé viridian. Les impressionnistes en raffolaient, et ce fut le vert suprême de Cézanne.
Le vert émeraude est simplement un oxyde de chrome hydraté: il y a quelques molécules d’eau dans le treillis du cristal. Mais cela fait toute la différence, en réglant les ions chrome sur une teinte beaucoup plus attirante que dans l’oxyde pur. Pannetier garda sa recette secrète et fit payer cher le pigment. En 1859, cependant, le chimiste français C.E. Guignet mit au point une autre méthode pour le fabriquer, et le vert émeraude trouva alors un vaste marché. Il éclipsa le dangereux vert émeraude, pour l’impression et les usages domestiques et industriels.
Il y a des risques de confusion entre le vert émeraude et celui appelé vert de chrome, un mélange de bleu de Prusse et de jaune de chrome qui était commercialisé au xixe siècle. L’identité de cette couleur mixte est troublée par l’habitude de l’appeler vert de cinabre ou vert zinnober. Les mélanges vont du vert acide à l’olive, et parce qu’ils étaient bon marché, étaient destinés à un usage massif. Comme pigment pour artiste, le vert de chrome a des inconvénients significatifs — il se décolore à la lumière ou dans des conditions acides ou alcalines —mais on le trouve néanmoins dans quelques œuvres du xixe siècle.
Les recherches de Vauquelin sur la chimie prismatique du chrome mirent en évidence d’autres pigments, conduisant à une profusion déconcertante de jaunes à base de chrome. Un pigment vendu comme « jaune citron » pouvait avoir une composition différente : non seulement .du chromate de plomb ou quelques ajouts de sulfate de plomb, mais alternativement des chromâtes de métaux de terre alcaline appelés baryum et strontium (ou plus rarement calcium]. Bizarrement, le chromate de baryum, décrit par Vauquelin en 1809, était aussi appelé « outremer jaune ». Il était moins opaque que le chromate de plomb mais plus stable [Ta tendance du jaune de chrome à devenir brun fut déplorée plus tard,. Dans le siècle]. Vauquelin fabriqua aussi du chromate de zinc, qui fut vendu comme couleur pour artistes vers 1850. À cause de ses propriétés antirouille, il fut largement utilisé sur les équipements militaires durant; a seconde guerre mondiale.
L’arc-en-ciel du cobalt
Puis il fut question du bleu. Pour les peintres de la fin du XVIIIe siècle il n’y avait pas de matériau comparable à l’outremer qui était toujours aussi coûteux. L’administration napoléonienne prit cette carence tellement au sérieux que Jean-Antoine Chaptal, le ministre de l’intérieur, donna fission au chimiste Louis-Jacques Thénard de trouver un substitut synthétique à l’outremer.
Thénard grimpa haut après d’humbles débuts. D’abord employé comme laveur d’éprouvettes puis garçon de laboratoire par Vauquelin, il devint démonstrateur à l’École polytechnique, où ses expériences sur le chlore de Scheele renforcèrent sa réputation d’habile chimiste analytique. Thénard et son collègue Joseph Gay-Lussac conclurent [timidement, car Lavoisier avait déclaré le contraire] que cette substance, maintenant connue comme l’acide oxymuriatique, pouvait en fait être un élément. Et II en était ainsi — peu après, Humphrey Davy le soutint à Londres plus fermement. À cause de sa pâle couleur vert poireau, Davy l’appela chloros, que les Grecs avaient déjà désigné comme une primaire.
En relevant le défi de Chaptal, Thénard s’était avisé que les potiers de Sèvres se servaient de sels contenant du cobalt dans leurs vernis bleus. Il se demanda si ces matériaux pourraient aussi fournir un beau bleu pour les artistes. Le cobalt est, après tout, l’agent colorant du smalt, pigment médiéval qui est une sorte de bleu vitré. Au début du XVIIIe siècle, le chimiste suédois George Brandt analysa le smalt et identifia le cobalt, déjà cité pour son minerai comme l’élément responsable de la couleur.
En 1802, Thénard synthétisa un bleu compact en mélangeant des sels de cobalt avec de l’alumine. Le bleu de Thénard [aluminate de cobalt] avait une teinte plus pure que l’azurite, le bleu de Prusse ou l’indigo, et fut immédiatement employé comme pigment. Par la suite, la méthode de synthèse fut simplifiée, en sorte que le minerai naturel de cobalt pouvait servir de matériau de départ. Le pigment entra dans le répertoire des artistes sous le nom de bleu de cobalt.
Il était coûteux mais néanmoins populaire, le seul concurrent sérieux étant la version synthétique de l’outremer fabriquée à partir des années 1850 [voir p. 235], Cependant, il y avait davantage à tirer du cobalt, dont les propriétés « caméléonesques » rivalisaient avec celles du chrome. Un autre bleu de cobalt, un mélange de cobalt et d’oxydes d’étain [le stannate d’étain], fut disponible dans les années 1860 comme couleur d’aquarelle commercialisée par Rowney, en Angleterre. Dans les années 1870, il fut vendu comme une couleur à l’huile: le bleu céruléen, connu en France sous le nom de « bleu céleste ». D’une teinte bleutée, il était assez comparable à l’azurite. Le bleu céruléen acquit une réputation d’impermanence dans les années 1890, mais Paul Signac était l’un de ceux assez attachés à lui pour prendre le risque de l’employer.
Au milieu du xixe siècle, trois nouvelles couleurs de cobalt firent leur apparition sur le marché. Le vert de cobalt avait une composition semblable au bleu de cobalt mais avec tout ou partie de l’alumine remplacée par de l’oxyde de zinc. Il avait en fait été découvert en 1780, avant le bleu de cobalt, par un chimiste allemand nommé Rinmann; mais c’est seulement quand l’oxyde de zinc devint facile à se procurer que la fabrication du vert de cobalt devint rentable. En 1901, le chimiste et amateur de peinture Arthur Church fit son éloge comme « chimiquement et artistiquement parfait »; c’était une couleur brillante d’une excellente stabilité. Mais il n’avait pas une opacité particulièrement bonne et, comme tous les pigments de cobalt, il restait très cher. Les mêmes défauts nuisaient au violet de cobalt, qui était fabriqué en France depuis 1859.
La couleur de cobalt la plus complexe était un jaune que les peintres connaissaient comme « auréolin », et les chimistes comme cobaltonitrite de potassium. Il fut synthétisé en 1831 par l’Allemand N.W. Fischer, mais ne fut pas vendu comme pigment avant le début des années 1850 par le Français E. Saint-Evre, à Paris. Il fut pour la première fois commercialisé en 1861, mais ne trouva un usage général que comme couleur d’aquarelle; Winsor and Newton lancèrent leur « auréolin primevère » en 1889. Pour les peintres à l’huile, des pigments jaunes meilleurs et moins chers étaient facilement disponibles.
Couleur à l’essai
Comment l’artiste pouvait-il se débrouiller avec cette extension soudaine de la palette? Les nouvelles couleurs apparaissaient comme irrésistiblement brillantes, et de nombreux peintres tombèrent immédiatement sous leur charme. Mais les académiciens de l’art appelèrent à la prudence, soulignant que la longévité des nouvelles couleurs n’était pas connue. Jamais auparavant il n’y avait eu un tel besoin de tester rigoureusement des matériaux. C’était un travail de spécialiste, et donc de chimiste. En 1891, le peintre français Jean Georges Vibert recommandait une liste de pigments soigneusement sélectionnés à laquelle les artistes pouvaient se fier pour « préserver le brillant et la fraîcheur ». Parmi eux, le blanc de zinc, le jaune de cadmium, le jaune de strontium, le bleu de cobalt, le vert d’oxyde de chrome (non pas le « viridian » mais la version opaque, non hydratée], le vert de cobalt, le violet de cobalt et le violet de manganèse, découvert en 1868.
De tels conseils incitèrent une nouvelle catégorie de techniciens des couleurs à étudier la question: des hommes ayant une formation de chimiste, familiers des dernières théories sur la couleur, celles de Chevreul, Helmholtz et Maxwell, et qui entretenaient des relations intimes avec le monde des beaux-arts. Ils étaient des passerelles entre la science et l’art, et d’un acabit qui, sauf exception, disparut avec le siècle.
En France, Chaptal, toujours persuadé que les artistes devaient bénéficier de l’excellence de la chimie française, confia à J.F.L. Mérimée de l’École polytechnique la mission de trouver de nouvelles substances colorées. Ayant aussi une formation de peintre, Mérimée analysa les techniques des vieux maîtres flamands. Il comprit que les artistes avaient intérêt -à-mieux comprendre ces méthodes traditionnelles s’ils voulaient éviter les dégradations constatées dans certaines œuvres contemporaines : « Les peintures de Hubert et Jan van Eyck […] dont les couleurs, après trois siècles, nous surprennent encore par leur fraîcheur, n’étaient pas peintes de la même manière que celles dont nous pouvons voir les détériorations après seulement quelques années. »
Ce devait être une plainte récurrente dans les décades suivantes. Mais les recherches de nouveaux pigments par Mérimée ne furent pas spécialement fructueuses, quoiqu’elles l’amenèrent à découvrir une nouvelle forme de laque de garance, Té carmin de garance, qui devint très populaire en France.
Un Rembrandt né aux Indes
Les œuvres flamboyantes de John Mallord William Turner (1775- 1851] tranchent sur la mode du brun du début du xixe siècle. Par moments, son usage de la colore semble avoir l’intention de pouvoir se dispenser tout à fait du disegno, et même un admirateur comme John Ruskin avouait son désarroi face à cette nouvelle manière de peindre avec la lumière. « Des peintures sur rien, et très ressemblantes », était la façon la plus sévère dont les critiques le voyaient.
Depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à sa mort, en 1851, Turner fut un membre respecté de la Royal Academy mais cette reconnaissance sociale ne le fit pas apprécier de ses contemporains. Dès 1795, le jeune peintre avait donné quelques indications sur son programme avec Pêcheur près de la mer, une œuvre dominée par les effets coloristes de lumière suintante à travers les nuages auburn et violets de l’orage. Une certaine atmosphère règne dans les œuvres de Turner, où de pâles soleils s’efforcent de traverser de toutes les manières brumes, brouillards, nuages et tempêtes. Du Lever: du soleil à travers la vapeur[1807] un critique écrivit qu’il pouvait être le titre générique de la plupart des peintures de Turner.
Ces arrangements atmosphériques réclamaient de la couleur riche et vibrante, et non pas les couleurs terreuses de Constable. Et, comme les soleils et les vapeurs de Turner en vinrent à envahir de plus en plus ses paysages et à les voiler, son œuvre semblait, selon une encyclopédie de 1823, « vibrer à l’orée de quelque découverte de nouvelles couleurs ». Pour certains critiques, c’en était trop. Comme Turner se servait de la couleur d’une manière de moins en moins naturaliste dans ses tentatives de capturer la qualité subjective des rayons de soleil voilés, un journaliste supplia en 1826 : « Nous […] implorons monsieur Turner de revenir à la Nature et de l’adorer comme la déesse de son idolâtrie au lieu de son « bronze jaune » qui le hante. » Quand Turner exposa son paysage classique Ulysse terrassant Polyphème (1829; planche 30], un mélange rutilant de rouges primaires et de jaunes, de mauves et d’orange feu, le Morning Herald fit le commentaire suivant: « C’est une peinture dans laquelle la vérité, la nature et le sentiment sont sacrifiés aux effets mélodramatiques […] En fait, cela peut être pris comme un exemple de coloration devenu folle — vermillon pur, indigo pur; toutes les teintes les plus aveuglantes de vert, de jaune et de pourpre luttent pour l’emporter. »
Les couleurs de Turner étaient exotiques et orientales, comme « faites par un Rembrandt né aux Indes », selon Huysmans. Tant de couleurs éclatantes n’étaient pas chose familière, et déconcertait. Les Victoriens préféraient, selon les paroles de l’historien de l’art Eric Shane, « la vraisemblance au colorisme, le coloris douceâtre aux nuances brillantes de Turner »: Reynolds et Gainsborough en d’autres mots, qui n’introduisaient pas le doute dans ce que nous étions supposés voir Et, cependant, une sorte de vérité était précisément ce que Turner et Tés impressionnistes, cherchaient plus qu’ils ne fuyaient: non pas la « vérité » de la convention académique qui était pure idéalisation et formalisation de la nature, mais la vérité de l’impression qui reste dans l’esprit de l’observateur. Quant aux « teintes éclatantes », il n’y avait aucun doute sur leur provenance, et encore moins sur ce qui choquait en elle — car jusqu’au début du xixe siècle, personne n’avait jamais vu autant de verts, de jaunes et de violets irradiant comme à présent dans les oeuvres des innovateurs.
Turner s’empara des nouveaux pigments presque aussi vite que les chimistes pouvaient les fournir. Bleu de cobalt, vert émeraude, vermillon orange, chromate de baryum, jaune de chrome, orange et écarlate, nouvelles laques jaunes ou rouges, il se jeta, peu d’années après leur découverte, sur chaque matériau nouveau. Procéder ainsi était certainement risquer le désastre : un graveur contemporain, J. Burnet, remarquait que Turner osait se servir de ces nouveaux pigments alors que d’autres artistes ne le faisaient pas. Une conséquence malheureuse fut qu’à la fin du xixe siècle, la stabilité médiocre de certains de ces nouveaux pigments obligèrent plusieurs œuvres de Turner à subir de regrettables restaurations.
Nous pouvons vérifier l’avidité de Turner à s’approprier des pigments synthétiques, dans son comportement habituel à la Royal Academy lors des vernissages, lorsque les membres apportaient des peintures pour les accrocher. Les peintres avaient durant quelques jours la possibilité de les retoucher avant que la couche protectrice ne soit appliquée. Dans les années 1830, Turner apportait des toiles d’une teneur plutôt calme, de composition banale. Une fois qu’elles étaient disposées à côté de celles de ses rivaux (c’est comme cela que Turner. les considérait], il commençait la plus importante part du travail in situ
Quelle confession explicite des contemporains de Turner qu’après tout le style plus traditionnel de leur peinture était incapable de capturer La lumière réelle du jour! C’est seulement grâce aux nouveaux pigments que Turner parvenait à ces effets éblouissants. Il savait aussi, comme Constable le découvrit à ses frais, faire bon usage des contrastes pour augmenter la brillance. En une occasion, sur une marine gris terne, Turner fit, in situ, un barbouillage de minium de plomb des plus audacieux, dépassant le vermillon et le rouge laque de la peinture voisine de Constable. « Il est venu et ¡l a tiré un coup de feu », dit amèrement ce dernier.
La couleur professionnelle
Pour acquérir les nouveaux pigments aussi rapidement, Turner avait besoin d’une source de confiance. Il se procurait ses couleurs chez plusieurs fournisseurs de Londres et, parmi ceux-ci, J. Sherborne, James Newman, et Winsor and Newton..Mais sa première source fut le principal fabricant de couleurs anglais du xixe siècle, Georges Field, dont Turner fit connaissance au début du siècle. Il est probable que, sans cette collaboration avec un chimiste aussi habile et avec ses matériaux, il aurait été difficile à Turner de parvenir à ses effets de brillance. Il n’y a pas de doute que nous devons remercier Field pour ses inlassables tests de couleurs, qui font que les peintures de Turner ne se sont pas plus dégradées que cela.
Le paradoxe de la carrière de Field comme fabricant de couleurs est qu’il avait une assez médiocre connaissance de la théorie de la couleur. Il ne croyait pas aux théories de Newton; il soutenait « qu’il n’était pas possible de parvenir à du blanc par un mélange quelconque de couleurs », et ne comprit jamais le mélange additionnel et soustractif. Il était avant tout un technicien, et avait peu de contacts avec les scientifiques de premier plan, en dépit de sa prétention à avoir étudié la chimie avec Humphrey Davy et Michael Faraday. Cependant, le traité de Field sur la couleur et les pigments, Chromatography fl835], eut énormément d’influence sur les peintres qui cherchaient à s’initier aux matériaux. (Ruskin conseillait cependant aux étudiants d’ignorer les remarques sur « les principes ou l’harmonie des couleurs ».) Les artistes les plus importants de l’époque et, parmi eux, Constable et Turner, s’adressèrent à Field pour leurs couleurs.
Field commença par fabriquer de la laque de garance, puis il développa en 1808 son entreprise avec une usine de fabrication de couleurs près de Bristol. Il fit des tentatives pour cultiver la garance, qui était très demandée pour l’industrie de la teinturerie. En 1755, la Société pour l’Encouragement des Arts avait offert une prime pour la réussite de la culture de la garance en Angleterre afin de réduire la dépendance vis-à- vis des importations hollandaises, une source fragile en cas de guerre européenne. Field inventa une presse permettant d’extraire la teinture, et développa la fabrication de laques de garance, y compris les variétés brune, rose et pourpre, aussi bien que le riche rouge carmin de garance.
Adhérant à la trinité primaire des rouge, jaune et bleu — en liaison avec des considérations théologiques —, Field la regardait cornue importante pour identifier et fabriquer les pigments correspondants aux teintes pures. Celles-ci, soutenait-il, était le jaune citron (ou, dans une moindre mesure, le jaune indien], le rouge garance et l’outremer. Bien que, par tout cela, il ait contribué aux feux d’artifice de Turner, les propres goûts de Field étaient beaucoup plus conservateurs. Il préférait les paysages en tons mineurs à l’usage des couleurs tertiaires: « L’œil chaste reçoit plus de satisfaction de l’harmonie des tertiaires dans lesquelles les trois primitives (primaires] sont plus intimement combinées. » À cette fin, Field s’efforça de développer des pigments purs pour les couleurs tertiaires, adhérant à la croyance ancienne et non justifiée que « l’artiste devait se servir de couleurs aussi pures et non mélangées que possible ».
Les pigments que Field fabriquait étaient tenus en haute estime par de nombreux artistes britanniques. Le plus apprécié était son « vermillon orange », une version du traditionnel sulfure mercurique synthétique qu’il développa après avoir étudié les couleurs du peintre allemand du XVIIIe siècle Anton Raphaël Mengs. Field lui-même disait que sa couleur donnait « les teintes d’incarnat les plus pures et délicates qu’aucun pigment connu, et qui ressemblaient à ceux de Titien et de Rubens ». Populaire depuis les années 1830, il était vendu par le marchand de couleur Charles Robertson et, plus tard, par Winsor and Newton. Mais Field ne révéla pas sa manière de le fabriquer, et le préraphaélite William Holman Hunt déclara après la-mort de Field: «je crois qu’il a emporté son secret dans sa tombe ». « C’est égal, dit Hunt, la teinte est toujours vendue sous son nom et avec ses meilleures recommandations », même s’il n’a pas toujours tenu ses promesses (voir p. 257].
Les essais de Field sur la permanence des nouveaux pigments étaient les plus exacts de son temps. Sa Chromatographie contient d’innombrables échantillons peints à la main, dont le mauvais état est pour nous un rappel brutal des dangers auxquels les artistes du xixe siècle ont dû faire face. L’iode écarlate, par exemple, était un pigment attractif basé sur l’élément éponyme découvert par Bernard Courtois en 1811-1812 et baptisé ainsi par Humphrey Davy en 1814. La même année, Vauquelin étudia le mélange rouge foncé d’iode et de mercure, et peu après, il devint un pigment. Les tests de Field le laissaient peu enthousiaste sur les « traîtresses » nouvelles couleurs: « rien certainement ne peut l’approcher pour une couleur de géraniums écarlates, mais sa beauté est presque aussi éphémère que les fleurs ».
Il semble avoir détourné Turner de ce rouge attirant, qui apparaît parmi les matériaux de l’atelier de l’artiste, mais presque jamais dans ses huiles108. Il devint rapidement obsolète; et d’après la tache inégale et décolorée dans le livre de Field, avec juste raison. Les relations de Field avec Turner avaient tendance à fluctuer, ce qui n’est pas vraiment surprenant étant donné leurs goûts assez différents en matière de couleur. Durant les années 1820, ils étaient proches même géographiquement: Turner était à Twickenham, Field à Isleworth, à l’ouest de Londres. Mais, dans la seconde édition de l’ouvrage de Field, Chromatics; Or the Analogy, Harmony and Philosophy of Colours (1845], il encourageait ainsi Turner: Il n’est pas nécessaire de se demander, bien sûr, ce que nous préférerions aujourd’hui: « des objets comme ils apparaissent naturellement », ou « le paradis de fou » [un terme ancien pour le prisme] de Turner. Le Peintre lui-même répliqua à Field, avec désinvolture: « Vous ne devez pas nous en dire trop. »
Le roman de la couleur
La vision prismatique de Turner-.n’est nulle part plus évidente que dans Lumière et couleur (La théorie de Goethe] – Le Jour après le déluge /vers 1843], une composition presque abstraite dans laquelle les personnages, à peine visibles à travers les ténèbres, occupent un champ de couleurs rougeoyant de primaires. Comme l’indique le titre, la peinture fut réalisée après que la traduction de la Théorie des couleurs [1810] de Goethe par Charles Eastlake fut parue.
C’est peut-être pour avoir contribué à la lutte contre le courant Langoureux de la sauce brune, par une sorte de réveil des possibilités des couleurs prismatiques, que nous devons être reconnaissants à Goethe, les travaux scientifiques du poète semblent être guidés aussi bien par le dogme subjectif que par une investigation méthodique, et par les attaques immodérées de la « véritable forteresse de savoir » de Newton dans .es Contributions à l’optique (1791)] la Théorie des couleurs qui s’ensuivit est aussi réactionnaire qu’erronée. Goethe réaffirme, par exemple, l’idée aristotélicienne que la couleur est le produit d’un mélange de lumière et d’obscurité. Ne connaissant pas la distinction entre les mélanges additifs et soustractifs, il ressort la vieille objection que la lumière blanche ne peut en aucun cas être composée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel [comme Newton l’affirmait] parce que le mélange de pigments correspondants donne presque l’exact opposé. Cependant, il ne pouvait se résoudre à vérifier I’experimentum crucis de Newton en la répétant, recommandant au contraire à tout le monde « d’éviter la chambre noire, où ils vous montrent les distorsions de la lumière ».
Pour Goethe, lumière et obscurité pourraient être assimilées aux deux seules couleurs pures: le jaune et le bleu. Le rouge, dit-il, n’est pas « une couleur individuelle, mais […] une propriété qui peut se joindre au bleu et au jaune ». Le rouge résulte donc, d’une certaine manière, du mélange de l’incrustation de particules [bleues et jaunes]. Le résultat, suppose-t-il, est différent quand les deux couleurs sont « mélangées, mais pas unifiées »; dans ce cas, on obtient du vert. Dans une démarche de pensée pseudo-scientifique, Goethe cherche à faire de telles dualités la base d’un ensemble complet d’oppositions polaires: le bleu est « froid » et « masculin », le jaune « chaud » et « féminin », et ainsi de suite. Une des lois malencontreuse de sa philosophie est cette tendance à des ontologies polarisées à l’extrême qui, plus tard, seront adoptées sans réserve par les théosophes et les anthroposophes.
Cependant, en dehors de la fusion goethéenne d’expérience pratique et de pensées fantastiques, quelques concepts utiles émergent. Sa théorie de la couleur porte une attention tout à fait nécessaire à l’aspect psychologique, opposé à une approche purement physique de la couleur; son Insistance sur les polarités a aidé à établir l’idée de couleurs complémentaires qui fut déterminante pour la théorie et la pratique de la couleur des artistes du xixe siècle.
Le romantisme fut l’avant-garde du début du xixe siècle, et la philosophie des couleurs de Goethe correspondait à celle de l’artiste Philippe Otto Runge [1777-1810]. Pour le romantisme anglais, on en trouve l’expression dans les brillantes couleurs primaires des préraphaélites et de William Blake [1757-1827], Les fantaisies passionnées des préraphaélites John Everett Millais [1829-1896], William Holman Hunt [1827-1910] et Dante Gabriel Rossetti [1828-1881] réclamaient des couleurs vibrantes ; leur usage provoqua presque autant de tumultes dans le monde artistique britannique des années 1850 que celui dû aux impressionnistes en France, deux décennies plus tard. Leur refus de modifier les tons brillants de la nature pour se conformer aux principes du bon goût conduisit le Times à dénoncer, en 1851, leur « singulière dévotion aux moindres accidents […] recherchant tous les excès de l’acuité visuelle et de la difformité ».
Pour leur part, les préraphaélites se moquaient des clairs-obscurs assombris de la Royal Academy et surnommaient son chef, Joshua Reynolds, « Sir Sloshua Slosh » [Monsieur Boue Bourbeuse]. Holman Hunt s’en prenait à la manière dont on avait laissé les vieux maîtres de la National Gallery devenir, à travers les siècles et les épais vernis, aussi « marron que le plateau à thé de notre grand-mère ».
Pour obtenir le meilleur de leurs pigments, les préraphaélites copièrent les habitudes de Rubens et des vieux maîtres vénitiens en vernissant de fines couches de couleurs à peine mélangées sur des fonds blancs opaques pour obtenir le maximum de luminosité. Leur marchand de couleurs leur procuraient des toiles aux fonds brillants de blanc de zinc. L‘Ophélie de M11lais [1851-1852] est pleine de nouveaux matériaux: bleu de cobalt, oxyde de chrome, jaune de zinc, jaune de chrome et la plus riche laque de garance. Les verts brillants étaient des mélanges de bleu de Prusse et de jaune de chrome. Les préraphaélites essayèrent toutes sortes de mélanges de nouveaux jaunes et de nouveaux bleus pour capturer la nature verdoyante : chromâtes de baryum et de strontium avec du bleu de Prusse, de l’outremer synthétique et du bleu de cobalt. Les résultats, disaient leurs détracteurs, étaient « assez verts pour provoquer une indigestion ».
Holman Hunt portait un grand intérêt aux matériaux et à la technique; il était en contact avec Field au sujet de la permanence des pigments. Il s’efforçait de se servir, autant que possible, de pigments non mélangés, comme les fabricants de couleurs le recommandaient. Dans Le réveil de la conscience [1853], Hunt emploie des jaunes violents — chrome et jaune de strontium — aussi bien que du bleu de cobalt, du vert émeraude et, probablement, un orange relativement peu nouveau, l’orange Vars. Des rouges vifs et des pourpres ressortent dans sa Valentine sauvant Syvia de Protée (1850-1851; planche 31], où même la terre rougeoie ces tonalités ardentes de l’automne, tachetées d’une lumière chatoyante préfigure la révolution de la peinture s’annonçant de l’autre coté de la Manche.
Vidéo : Les métaux prismatiques : les Pigments synthétiques et l’aurore de la chimie des couleurs
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