Paysages sous surveillance : perceptions de l'après-guerre
Après la panique suscitée par les émeutes de 1980 en Grande- Bretagne puis l’été chaud des Minguettes en 1981, le territoire des grands ensembles, accusé jusque-là d’être la cause des tensions sociales, est apparu comme le théâtre de ces manifestations violentes. Violence d’autant plus menaçante que l’espace ouvert et continu de l’habitat collectif d’après-guerre participait à la crainte de ne pouvoir circonscrire les affrontements. L’architecture des grands ensembles, après avoir fait l’objet de nombreuses critiques dès les années soixante-dix, commençait d’inquiéter…
Depuis lors, les tactiques des responsables de la sécurité ont contribué à transformer l’espace moderne de manière aussi radicale que les progrès de l’artillerie ont transformé, au XIXesiècle, l’art des fortifications. À l’époque, le seul feu des nouvelles armes pouvant suffire à interdire efficacement une zone de terrain, l’aménagement du territoire est passé du principe de clôture des remparts au dessin d’une ligne d’arrêt ponctuée de forts séparés. D’un point de vue stratégique, l’enjeu de cette transformation ne réside pas tant dans la discontinuité de l’ouvrage défensif opposée à la continuité des enceintes que dans la mise en jeu de deux types de moyens, le fort et la ligne qu’il défend, déterminant sur le terrain une distinction entre territoire actif et territoire passif. Cette distinction, que l’on retrouve dans la réduction volumétrique propre à l’espace moderne, opposant l’activité des routes et du bâti à la passivité des espaces verts, tend aujourd’hui à se modifier au profit d’un autre schéma : non plus une hiérarchie en fonction de l’activité des lieux mais une subordination des espaces aux mouvements tactiques et à l’agencement des vues.
C’est dans ce sens qu’a été mis au point, en Grande-Bretagne, un mode de prévention de la délinquance, intitulé « prévention situationnelle ». L’originalité de cette politique de lutte contre le crime, systématisée par R. V. Clarke, chef de l’Unité de recherche et de planification du Home Office, est de faire directement appel à la compétence des maîtres d’œuvre. L’objet d’une telle « commande » n’est pas de concevoir dans l’espace un symbole du pouvoir mais, davantage, de faire coïncider l’espace avec la manière dont ce pouvoir s’exerce. L’architecture ayant perdu de sa capacité à cristalliser les utopies de la modernité, elle devient instrument d’une surveillance permanente et exhaustive.
Évoquant le manque de visibilité que craignaient les combattants de la Seconde Guerre mondiale, une pionnière de la prévention situationnelle, la géographe britannique Alice Coleman, a élaboré une série de propositions, qu’elle nomme « mesures iont l’objet est de requalifier l’habitat collectif en fonction d’un seul et unique critère : sa capacité à être surveillé2. Les dispositions permettant de voir à une plus ou moins grande distance sont devenues essentielles à la définition des espaces. Alors que les qualificatifs des conceptions d’origine, qu’ils soient publics ou privés, semblent être exclusivement définis en termes de fonction , il semble que la logique sécuritaire d’Alice Coleman ne dépende plus que des termes propres aux moyens du contrôle. Ce qu’elle nomme des « zones- tampons » entre le domaine public et le domaine privé devient fonction de leur visibilité, réduisant toute différence de statut à une distinction entre ce qui montré et ce qui est caché, Si l’on peut comparer le modèle que propose la géographe britannique à un modèle d’organisation militaire, on évoquerait le procédé, propre à l’art des fortifications, du défilement : de la même façon que ce procédé forme la réplique au procédé du commandement, la définition de zones protégées du regard « public » constitue, dans l’esprit d’Alice Coleman, la seule définition d’un espace privé. procédé du défilement est antagoniste avec la stratégie de camouflage prônée par les architectes modernes et pour laquelle les espaces extérieurs n’ont ni clôture protectrice ni poste d’observation privilégié.