Art: l'abstraction
La critique d’art est un code qui s’est formé peu à peu, à la suite des développements de l’histoire de l’art et des esthétiques philosophiques et littéraires, comme celles de Hegel et de Baudelaire. Les mots “représenter”, “figurer”, “abstraire” en sont les mots de passe, ainsi que la classification en écoles et périodes…
Derrière ce code, il y a l’œuvre de l’artiste (lorsqu’il est digne de ce nom), sa singularité, historiquement inscrite dans telle ou telle civilisation, ou dans un croisement d’expériences culturelles différentes. C’est pourquoi l’expression “art international” prête à confusion. Apparemment, elle renvoie à l’identité, à l’identification d’une communauté d’artistes qui dépasse les frontières. Mais, vue de près, cette communauté est trop divisée en individualités à la fois proches et irréconciliables. Il y va, dans chaque œuvre qui s’affirme, de l’originalité stricte de l’artiste, de son style, de sa reconnaissance sociale. Dans la solitude même de cette expérience, l’œuvre continue à appartenir à une aire de civilisation. Elle ne devient internationale que dans ces conditions, par les contraintes du marché.
Nous avons pris un chemin orienté, en abordant “l’abstraction” selon les paradigmes de l’art arabo-islamique, afin de présenter au lecteur une analyse appropriée aux enjeux de “l’art contemporain arabe”. Celui-ci, avons- nous dit, suppose une référence, celle de la civilisation du signe qui a ses lettres de noblesse, son vénérable patrimoine. Aussi a-t-elle marqué de son empreinte des peintres occidentaux majeurs, véritables fondateurs de la modernité.’ Nous avons insisté sur les caractéristiques de l’art arabo-islamique et sur son système de formes : puissances du décoratif, primauté du signe et de l’arabesque, autonomie de la couleur, imagerie de la miniature construite sans perspective, géométrie “intraitable”, alors que “l’abstraction” en Occident a été l’aboutissement d’une autre transformation civilisationnelle : “L’œuvre, l’image non figurative naît après une impressionnante série de déconstructions, d’abandons successifs des référents qui avaient été depuis des siècles ceux de l’art européen, du moins dans son courant dominant. La Beauté, d’abord, qui ne se conçoit qu’à l’intérieur d’une philosophie globale ou d’une religion ; la conceptualisation de l’espace par le système de la perspective, désormais sans attrait pour l’artiste ; l’organisation de la perception des couleurs ; l’environnement lumineux, lumière naturelle et lumière artificielle (électrique) ; enfin, l’ouverture du Musée à tous les styles, de toutes les époques, en tous lieux de la planète, véritable raz-de- marée d’images submergeant le monde artistique occidental”.
L’idée de “musée”, son institution, datent du XIX. Ils sont dus à l’héritage en beaux objets des familles aristocratiques et bourgeoises. Dans le monde islamique, on transmet aux héritiers les biens immobiliers, les bijoux, les livres ; la plupart des biens mobiliers demeurent à la discrétion des intéressés. De cette “discrétion” est née la dilapidation d’un patrimoine très précieux, sa dispersion dans les musées d’Europe, d’Amérique du Nord et d’autres pays nantis. Ainsi les objets recueillis de la civilisation islamique sont catalogués dans les départements des “fine arts”, ou des musées d’ethnographie et des civilisations exotiques. Ce partage des territoires d’art est à l’image du partage du monde.
Il y a donc une double entrée dans l’univers de cette civilisation. D’une part, celle qui donne accès à sa tradition, à sa civilisation et à ses paradigmes d’art ; et de l’autre, celle par laquelle l’art non-figuratif élaboré en Occident apparaît dans le monde arabe sans que l’orientalisme pictural européen et son académisme ou son amour de l’exotique ne disparaissent.
La situation change lorsque le groupe surréalisant Art et Liberté est créé en 1938 au Caire par l’écrivain Georges Henein (1914-73), en compagnie des peintres Ramsès Younane (1913-66), Fouad Kamal (1919-73), H. El Telemesany (1910-62), mais aussi avec d’autres écrivains : Albert Cossery, Henri Curiel, Edmond Jabès. De 1937 à 1945, ce groupe dynamise la vie culturelle et artistique : articles, revues et livres illustrés, expositions, conférences, manifestes anticonformistes. Un certain goût pour la provocation et pour la tradition des anarchistes, une politisation à la fois gauchiste et nationaliste : l’art s’est mêlé de politique, ce qui fit de ce groupe un signe avant-coureur de la révolution.
Lorsque cette tendance surréalisante, à la fois authentique et marginale, fit irruption sur la scène publique égyptienne, l’art proprement européen avait déjà progressé vers une non-figuration systématique, une déconstruction active. Cette déconstruction, qui démantelait par secousses le système de la représentation, proposait au spectateur de l’époque un nouveau monde de signes, d’images et de techniques expérimentales, accompagnant, faut-il le rappeler, l’histoire déchirée de l’Europe et de sa renaissance. Etait-ce un malentendu? Le groupe Art et Liberté n’avait-il fait que reproduire, par un effet de mimétisme, l’association libre entre les mots et les images qu’affectionnait tant le premier surréalisme ? oui sans doute. Ramsès Younane, un des membres fondateurs, a continué son chemin : “Si, de 1938 à 1966, il a évolué d’une figuration subversive à la Freddie vers un spontanéisme non-figuratif, l’impressionnisme abstrait qui domine au premier coup d’œil dans ses tableaux des dix dernières années ne doit pas abuser le spectateur : sous roche, le même courant de refus et de liberté continue à passer. Pour lui, comme pour Henein, seul > 1 ” ce qui n a pas de nom existe.
Cette alliance rêvée entre l’art et la révolte politique, Indji Aflatoon (1924-1989), disciple de H. El Telemesany, l’a réalisée à sa manière, et son emprisonnement lui a permis, selon elle (il faut la croire), de mieux travailler les jeux de la lumière. Faire de l’enfermement carcéral un levier pour transformer une œuvre, est une grande leçon de vie, un engagement absolu dans l’art, qu’illustre toute une tradition de la dissidence dont on peut citer les exemples si illustres de Sade et de Genet. Les paysages de Aflatoon sont agencés avec élégance, un goût pour la miniature, tressage du dessin et de la couleur sur fond uniforme. Féministe et gauchiste, armée d’une culture cosmopolite, cette œuvre est à la fois actuelle et inactuelle dans une Egypte menacée dans ses piliers de civilisation.
Dans les années 50 et 60, la formation des artistes se faisait aussi bien dans les rares Ecoles nationales des Beaux-Arts qu’à l’étranger, en particulier en Europe de l’Ouest et de l’Est. Parmi ceux qui ont été formés à l’étranger et dont certains sont parmi les plus importants, on peut dire que, quoi qu’il en soit, l’Art est leur patrie. On ajoutera que leur installation définitive dans le pays d’adoption ou, pour d’autres, le retour au pays ; ou encore, le va-et-vient entre l’un et l’autre, sont la métaphore (en grec, metaphora : transport), de l’œuvre par rapport à ses déplacements, de l’atelier aux galeries, aux collections privées et aux musées. L’œuvre voyage dans le temps et l’espace, avec sa mémoire portative. Nous- même qui écrivons ce texte, nous suivons à la trace certaines métamorphoses de l’art abstrait selon un chemin qui obéit à une marche polygonale.
Le Libanais Chafiq Abboud (né en 1926), qui a fréquenté les ateliers de Fernand Léger, André Lhote et d’autres, fait partie, dit-on, de l’Ecole de Paris. Au-delà de cette appartenance, il a son propre style, inscrit dans l’après-guerre et ses inventions. L’abstraction dont nous parlons est une position mentale et un acte restructurant le rapport visible/invisible.
Cet art développe un regard détaché du réel qui met l’esprit en position de traducteur, d’émetteur de formes et de signes, à la surface ondoyante du monde vivant. C’est une ligne de fuite, dans la foulée de l’histoire, et dans ce cas, répétons-le, après la deuxième guerre mondiale.
Plusieurs mouvements dérivèrent des inventions de Kandinsky, Klee, Mondrian, Malevich, Matisse, Delaunay, alors qu’aux Etats-Unis on découvrait avec enthousiasme la liberté gestuelle, ou celle de l’informel (dit-on) jusqu’au vertige, une abstraction qui doit beaucoup à la calligraphie chinoise et japonaise.
Un double entretien allait être noué avec des civilisations autres et leur système de formes. D’un côté, nous avons en Europe une abstraction qui est une optique mentale au service d’une production d’artefacts, ludique et déconstructive de l’ancien univers de la représentation, et de l’autre, champ libre est donné aux expérimentateurs, aux explorateurs des limites : entre la forme et l’informe, l’objet et sa destruction, l’œuvre et son effacement, les matériaux et leur substitution magique, l’art du gestuel et ses fantaisies… Mais, entre les deux éléments de cette scène en effervescence, un art abriait partant dans plusieurs directions obscures, si bien qu’on a entendu dire, par la bouche de grands penseurs, que la peinture est un métier fini.
Abboud est né en quelque sorte à cette croisée des chemins. Dans le Jeu d’enfant (1961) par exemple, le toucher du regard qui est doué d’une vision tactile, est porté par un équilibre entre tons, accords, donnant à ce tableau un éclat dont la couleur garde la mesure. Eclat évident aussi dans son œuvre récente.
Qu’elle soit rattachée en premier à l’abstraction lyrique des années 60, avant de progresser vers un style prospectif et expérimental, l’œuvre de l’Algérien Abdellah Benanteur (né en 1931) est d’une remarquable continuité. Il s’est approprié certains acquis de l’abstraction occidentale avec bonheur, en tant que peintre, graveur, dessinateur, illustrateur de plus de 70 livres de bibliophilie dédiés à des poètes illustres. Ce culte du livre et de l’illuminisme, il l’hérite de sa civilisation. Il en est resté ébloui, comme bien d’autres peintres arabes.
Mais Benanteur parle aussi d’une autre lumière, une lumière locale, celle d’une région, paysages et sites. C’est une belle idée de personnaliser la lumière naturelle, d’y loger en tant que rayon transfiguré. Né en Algérie, Benanteur aime la Bretagne. De là, par exemple, le polyptyque des Quatre saisons. Paysages, flore, faune, personnages voilés et en stase droite, tout se déroule en un coloris déchaîné et enchaîné à la fois, par une force ordonnatrice lumineuse qui habite le corps de l’artiste, ses vibrations sensibles.
Lorsqu’un artiste orphelin de son pays reconstruit sa patrie dans un lieu de lumière tissé par l’exercice de la couleur, c’est en valeur d’emblèmes secrets, d’identité initiatique que la nature révèle derrière chaque apparence captive de son spectacle. Dès lors, le regard pensif, devant telle ou telle toile, cherche à voyager hors du temps à partir de ses premières impressions de base. La couleur la plus déchirée qui soit, la plus blessée, garde, croyons- nous, une ultime composition, greffée, cousue sur nos pulsions. C’est là que réside une énigme de l’art, devant laquelle butent aussi bien la “figuration” que “l’abstraction” : jusqu’à quelle limite la nature et l’art ont-ils, par affinité, la même production de formes ? Artistes et penseurs ont souvent cru à cette identification, mais l’ordre de la nature et son chaos sont livrés plutôt aux puissances du silence. Peindre le silence, au-dessous du silence, est peut-être la vérité folle de l’art.
En tout cas, chaque artiste recommence comme s’il était un ange exilé dans l’aura de la lumière. En poétesse, Monique Boucher nous invite avec la série des Visiteuses de Benanteur : “Parfois malgré la nuit la Visiteuse, inspirée, atteint une singulière beauté, d’autres fois, la masse pelée semble onduler, la peinture devient légère, aérienne, en glacis argentés d’une douceur de miel. Tout brille, la touche extrêmement mobile capte la lumière avec des laques de garance, les formes s’épanouissent, majestueuses, élégantes, mystérieuses comme des personnes chères dont au fond on ignore la vie. Cela est très sensible dans les septièmes Visiteuses où la dualité joue fortement entre la grâce des personnes en demi- cercle évoquant les rochers de Belle-Ile, un conciliabule et la distorsion, l’étirement presque maladif des deux formes se mouvant en-dessous”.
Depuis plus d’un demi-siècle, l’artiste moderne arabe ne cesse de s’approprier son patrimoine et son système de formes comme certains acquis de l’art abstrait dit international. Parfois, il fait le pas vers une abstraction tout à fait occidentale : plus de primauté du signe, ni de retour aux canons traditionnels. Le Tunisien Rafiq El Kamel (né en 1944) intitule ses œuvres de 1987 Transfigurations. Transfigurer à partir d’une technique de recouvrement ; le fond, étant monochrome, remonte à la surface, ici et là, en une composition dynamique, traduisant couleurs et formes en incidents incisifs.
Abboud, Benanteur et d’autres sur lesquels nous aurons à revenir, sont des amoureux de l’autonomie sensible de la couleur. Cette autonomie a été, en Occident, une conquête progressive : Turner, Gauguin, Van Gogh, Cézanne, les Impressionnistes, alors que dans l’aire de la civilisation arabo-islamique, cette autonomie est apparentée à un système de formes, à une variation des apparences dont jouent les puissances du décoratif à travers une géométrisation absolue et sa mise en arabesque, en fantaisie labyrinthique.
Ce système n’a point disparu ; il nous revient, transformé, juxtaposé à d’autres systèmes de formes, dans l’œuvre des artistes arabes contemporains.
Arrêtons-nous à l’abstraction géométrique, illustrée en premier par maints motifs : l’onde, le carré magique, le cercle, le polygone étoilé, et bien d’autres figures prélevées de la mosaïque, de l’architecture, de la calligraphie, des arts et métiers.
Mais, au-delà de ce retour plus ou moins heureux à la tradition, des artistes ont construit leur propre système de référence. Le Libanais Saliba Douaihy (né en 1912), a ouvert la voie, peut-être le premier, à un art géométrique rigoureux, enrichi d’apports nouveaux. Sa pratique de l’art mural et des vitraux qui conservent, on le sait, certains secrets de la théologie et de la mystique, son amour pour des tableaux aux grands formats où s’étale une couleur dominante qui ne cesse de retenir sur les bords d’étroits rubans, toute cette alliance stricte entre couleur et géométrie, entre les alternances tonales et les contrastes ont fait dire à Gaston Diehl, qui est un bon connaisseur de l’art d’autres civilisations : “Il nous suffit de revenir, en les résumant brièvement, sur l’essentiel de ses inlassables investigations : ses audacieux découpages dont l’allure altière force la conviction, ses somptueuses gammes chromatiques si personnelles, judicieusement appliquées pour capter l’attention au premier regard, ses symboliques transpositions graduées afin d’aboutir à une émouvante quintessence perceptible à tous. Ajoutons encore les possibilités qu’il propose en vue de réinstaller
l’essence de la calligraphie traditionnelle arabe dans un cadre structuré et coloré ayant là aussi, comme ses autres recherches, vocation à une ouverture vers l’universel”.
Toute autre est la peinture sinusoïdale du Marocain Mohammed Melehi (né en 1936). L’onde, toujours l’onde, bien qu’il ait fait appel dans les années 60 à des séries de petits carrés, qui sont des exercices de rythme entre géométrie et couleur, soudées dans le même mouvement. Peut-être faut-il rappeler que cette géométrisation dont le peintre parle en termes de mystique zen est hantée par les puissances du décoratif de l’art arabo-islamique, que celui-ci soit aristocratique ou populaire. Il en est héritier, comme il a été le disciple du mouvement optique (Bridget Riley) des années 60. Par sa force propre, la géométrie, qui est une construction mentale, est un territoire spirituel (tel que l’entendait Kandinsky), là où l’esprit voit le dessin de son âme.
A » Cette géométrisation sensible est une des tendances du constructivisme, qui peut parier sur un des éléments de cette peinture : la couleur, le signe, la forme sérielle, les qualités du matériau. Le constructivisme sera dit placide ou neutre lorsqu’il met en avant une composition stricte et claire, soit géométrique soit sémiotique. D’ordinaire, on le classe dans le décoratif, dans l’art ornementale Il s’y prête. Il est courant en sérigraphie. Sa composition est frontale, elle donne à voir et sa forme et son fond dans la même disposition de ses éléments. Nous appellerons constructivisme dynamique, là où, tantôt, la composition apparaît et tantôt se dissimule à première vue.
Opposition à nuancer selon chaque œuvre. Prenez, par exemple, celle du Marocain Farid Belkahia (né en 1934). Œuvre remarquable d’un artiste-chercheur, attaché à l’autonomie alchimique de la matière, explorant aussi bien les arts usuels que cet espace indéterminé entre peinture et sculpture. Il affronte le cuivre, puis la peau tendue sur des planches de bois avec une énergie telle que sa translucidité, traitée techniquement, adoucit légèrement sa tension. Il y décore signes, symboles, emblèmes, formes nettes, pictogrammes oubliés, diagrammes sexuels ou astraux. Aide-mémoire qui lui sert d’imagerie, de rêverie sur des traces archétypales, et dont il fait un puzzle ou une série, où le joueur (l’artiste) est en même temps partie du jeu. C’est son personnage de constructeur d’emblèmes qui se met en scène, fétichisé par ses masques. Il se met aussi en risque, adaptant systématiquement la résistance du matériau à son énergie propre, aux formes qui se composent et se décomposent devant vous. Tout est donné à voir sans réserve. La couleur (ocres, rouges, jaunes, bruns, noirs, les bleus aussi) est une simulation des jeux du corps de l’artiste, de ses amours forgés dans la transmutation du matériau.
Une autre œuvre à citer ici, celle de la Franco-Marocaine Najia Mehadji (née en 1950). Elle poursuit sa recherche en une abstraction géométrique stylisée, jusqu’à la pureté du diagramme, avec des symboles mémorables : égyptiens, grecs, méditerranéens. Peinture très technique, qui est une méditation sur le silence, retenu par la variation des figures géométriques en tant qu’apparences d’ordre, de perfection, d’architecture sensible aux proportions raffinées. Entre la danseuse qu’elle était et la peintre distinguée qu’elle est, il y a comme un secret hiéroglyphique sur l’empreinte d’un pas de danse en mouvement. Géométrie mobile. Silence. Recommençons.
La transmutation dont nous parlons à propos de Belkahia, PEgyptien Adam Henein (né en 1929) la réalise subtilement entre le papyrus et la statue : pierres, bronzes, plâtres. Le secret antique de la fabrication du papyrus est perdu, le sait-on assez ! On le fabrique maintenant avec de nouvelles techniques. D’où, dans l’œuvre de Henein, cette texture aux fibres entrelacées, à l’aspect granuleux qui, absorbant la couleur aquatique (mauve, indigo, vert, rouge cuit, jaune sulfureux…) nous introduit à un accord si harmonieux entre tonalités chaudes : “Un sentiment de fragilité gaufrée et de grande durée, comme si chaque feuille avait subi la patine des siècles. Un art accompli”, nous confie le poète Alain Bosquet.
Le constructivisme de Henein agence la couleur ainsi imbibée à des prismes se superposant en diagonale ou en parallèle. Sensation d’équilibre, de stabilité, de silence, d’éternité fugitive, que dégage cette superposition de plans, et où vient se loger, avec discrétion, tel ou tel signe venu d’une haute mémoire. Cette transmutation est à l’œuvre aussi dans la statuaire d’inspiration pharaonique, tantôt abstraite, tantôt figurative, mais toujours, dépouillée, épurée, un style minimaliste de la forme, d’une structure en assises basiques, cubes et sphères. Grâce à cette statuaire, nous remontons le temps de l’époque pharaonique. Qui nous dira un jour qui habite.
Le Revenant est l’hôte de notre mémoire, il vient hanter notre relation au passé, au patrimoine. Là, ce sentiment de vide où l’artiste, en sa solitude, recommence son entretien à tout jamais inachevé avec les Ancêtres.
Ce que Henein a réalisé dans la sculpture par rapport à la peinture, la Jordanienne Mona Saoudi (née en 1945) le fait dans la sculpture par rapport à l’architecture (de la ville arabe), c’est une archisculpture. Que ce sculpteur remarquable s’appuie sur des matériaux variés, du calcaire rose d’Irbid jusqu’au marbre de Carrare, pour asseoir la statuaire à la fois sur des formes et des mythes, montre en quoi une femme musulmane met son talent au service d’une véritable imagination matérielle et d’une modernité inventive, solidaire des transformations en profondeur dans les sociétés arabes. Pour nous qui écrivons, en parlant de la sculpture, nous devons sentir que chaque mot doit s’adapter à la forme androgyne que Saoudi agence à son goût pour le toucher si lisse de la pierre.
Continuons à présenter les métamorphoses de l’art abstrait, en changeant de perspective, non plus en relation avec le constructivisme et la texture, mais par rapport au rythme, là où la construction est suspendue au geste, où l’art extrêmement élaboré est remplacé par la malléabilité du geste, ses improvisations à vue d’œil. Ce qu’avait découvert la calligraphie arabe — selon son code régi par des valeurs de mesure et d’équilibre — n’était autre qu’une abstraction proportionnée et libérée de la représentation sur un espace virtuel, que suggère cette phrase célèbre de Victor Hugo : “La forme, c’est le fond qui remonte à la surface”.
Dans le geste, dans l’abstraction gestuelle, la composition joue sa chance entre l’informe et la forme. Le pari consiste à contrôler séance tenante le règne de l’arbitraire toujours menaçant, pour épouser la puissance du geste se traduisant entre impressions de base (sensations), anamorphoses et formes en mouvement. On dit du Marocain Jilali Gharbaoui (1930-71) qu’il est un gestuel, c’est-à-dire un artiste capté par la vision immédiate d’un vertige, d’un tourbillon, la descente accélérée dans la pulsion de couleurs. Il transforme ainsi sa souffrance (qui était grande) en image, en “abstraction lyrique”, si bien que le malheur qui l’accompagnait était comme défait devant nos yeux. Transformation qui se réalise grâce à une coordination instantanée entre la vue, le geste et la couleur. Nous admirons, dans ses gouaches sur papier, une force déliée, un silence velouté, les rites magiques du hasard, de désenvoûtement, de santé plastique détachée du passé : “La tradition, a-t-il dit, m’a été certainement d’un apport visuel. On ne peut échapper à son environnement. Mais on ne peut toujours décrire ce qu’on porte en soi. Mon travail personnel a toujours été un effort de dépassement. Mon expérience peut servir à la fois l’artisan et l’artiste moderne”.
Ce pas vers la modernité, ou au-delà d’une opposition amorphe entre la tradition et une modernité en devenir, le Marocain Mohamed Kacimi (né en 1942) l’exprime avec force : “Je dénoue, je décris (au sens écrire à l’envers) les arabesques, les motifs floraux, le nœud abstrait de l’islamique”. Exigence d’un artiste de grand talent et d’un intellectuel à part entière, engagé dans sa société et participant, à partir de son lieu, à l’internationalisation de l’art. Imaginez quelqu’un qui dessine, peint, écrit, et qui, à travers sa polygraphie, explore les possibilités nouvelles de la toile, mais aussi le mural, les installations, des étendards sur la côte océanique, si bien qu’on pense ici à la figure des Atlantes. Figure mythique qu’on est à même d’oublier lorsque cet artiste est régulièrement confronté à deux concepts pour décrire cette activité intensive, qu’on a rapprochée de l’Action Painting et de son mage Pollock. Mais Kacimi est envoûté par sa propre quête, quête de la limite et de la trace, deux concepts essentiels.
De la limite, on dira qu’elle travaille à l’intérieur et à l’extérieur de cet espace plastique. Lorsqu’il associe poudres chimiques et pigments naturels, en vue d’une imagination matérielle dynamique, ce qu’il associe ainsi, c’est certes les effets surprenants d’une matière en feu où le corps se meut, mais c’est aussi les lieux où l’éros se réenracine, retrouve ses assises, sa stabilité en mouvement, sa capacité spirituelle et pensante. La limite c’est ce qui retient l’artiste à son identité faite image, faite signe, faite concept. Il faudrait parcourir d’un seul coup d’œil l’ébranlement de cette énergie. Tout y est trace : la mémoire, l’héritage visuel, l’écriture, la marque du geste, son rythme incisif, couche sous couche — jusqu’à la fin du tableau, c’est-à-dire son recommencement en un ailleurs silencieux : “Le travail de l’artiste consiste sans doute, par ses actes successifs, à faire de chaque tableau un espace où se marquent et s’abolissent les traces, où se conservent les fossiles des origines, où (comme des dunes) les couleurs, les significations, les couches picturales se déplacent. Et peut-être, parfois, des vents (venus on ne sait d’où) viennent balayer l’espace pictural” (Gilbert Lascault).
Plus concentré sur la matière et les jeux de mémoire qu’elle engendre dans la vie d’un artiste, le travail du Marocain Fouad Bellamine (né en 1950), d’abord conceptuel et minimaliste, insiste sur la correspondance qui lie le geste aux transformations de la matière, à une mise en forme qui puisse jaillir de la tension spatiale et de son drame. Drame de la couleur, éclaboussée de gris, de brun et de noir, accumulation, association de couche à couche, sorte de “géologie à la verticale”, nous précise l’artiste. Il nous précise aussi que sa recherche, attentive aux différents courants internationaux, vise le signe, le lieu et la mémoire : de Fès, sa ville natale, qu’en est-il de la trace abstraite ? Cette triade lui sert ainsi de répertoire pour explorer les inventions de ce qu’on appelle “la post¬modernité” .
Nous avons mis entre parenthèses beaucoup de notions courantes dans la critique d’art afin d’esquisser, sinon affirmer des liens impensés de la représentation, de l’abstraction, de la figuration, du signe, de la forme et de l’informe. Nous ne faisons qu’introduire à l’art contemporain arabe.