Deleuze : Les idées de l’art
« Percepts » et « Affects »
Percepts et affects ne sont ni des sensations ni des affections. Deleuze définit les percepts comme des « ensembles de perceptions ou de sensations qui survivent celui qui les éprouvent » et les affects comme des « devenirs qui débordent celui qui passe par eux, qui excèdent les forces de celui qui passe par eux». L’art arrache donc les percepts aux perceptions et les affects aux affections : dans un cas comme dans l’autre, il donne « une durée ou une éternité à ce complexe de sensations qui n’est plus saisi comme éprouvé par quelqu’un ». L’agrégat sensible, comme création propre de l’art, est alors caractérisé par son indépendance radicale par rapport à celui qui l’éprouve. La madeleine de Proust, pour prendre un exemple bien connu, n’est pas une expérience subjective. La littérature, du reste, n’a rien à voir avec la psychologie des individus, c’est une affaire universelle.
Une philosophie du cinéma
On devine que les idées artistiques ont les unes par rapport aux autres une spécificité qui leur est propre : une idée de cinéaste, ce n’est pas une idée de peintre ou de romancier. D’ailleurs, la nature des agrégats sensibles diffère d’un art à l’autre, blocs de lignes et de couleurs pour la peinture ou blocs de mouvements-durée pour le cinéma. Si un cinéaste veut adapter un romancier, c’est parce que l’idée romanesque résonne en lui comme une idée de cinéma : ainsi Deleuze remarque-t-il que Kurosawa emprunte à Dostoïevski l’idée de mettre en scène des personnages sans cesse mus par une urgence dont ils ignorent ce qu’elle est. S’agissant des idées de cinéma, Deleuze, qui est avec Merleau-Ponty et le philosophe américain Stanley Cavell un des rares philosophes à s’être sérieusement intéressé au septième art, donne un très bel exemple.
« Minnelli, il a, il me semble, une idée extraordinaire sur le rêve. Elle est très simple, on peut dire et elle est engagée dans tout un processus cinématographique qui est l’œuvre de Minnelli, et la grande idée de Minnelli sur le rêve, il me semble, c’est que le rêve concerne avant tout, ceux qui ne rêvent pas ; le rêve de ceux qui rêvent concerne ceux qui ne rêvent pas, et pourquoi cela les concerne ? Parce que dès qu’il y a rêve de l’autre, il y a danger. A savoir que le rêve des gens est toujours un rêve dévorant qui risque de nous engloutir. Et que les autres rêvent, c’est très dangereux, et que le rêve est une terrible volonté de puissance, et que chacun de nous est plus ou moins victime du rêve des autres, même quand c’est la plus gracieuse jeune fille, c’est une terrible dévorante, pas par son âme, mais par ses rêves »
Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse de Minnelli
Les rêves de ceux qui rêvent sont une menace pour ceux qui ne rêvent pas. Cette idée est déclinée tout au long des comédies musicales de Minnelli, jusqu’à prendre une forme cauchemardesque dans son chef-d’œuvre, Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse. Qu’est-ce que cela signifie d’être pris dans le rêve de quelqu’un ? Cette question prend évidemment une forme paroxystique quand le rêve dont il s’agit n’est autre qu’un cauchemar de guerre.
« Il faut dire que, dès le début d’un cinéma total de la couleur, Minnelli avait fait de l’absorption la puissance proprement cinématographique. D’où chez lui le rôle du rêve : le rêve n’est que la forme absorbante de la couleur. Son œuvre de comédie musicale mais aussi de tout autre genre, allait poursuivre le thème lancinant de personnages littéralement absorbés par leur propre rêve, et surtout par le rêve d’autrui et le passé d’autrui (Yolanda, Le Pirate, Gigi, Melinda), par le rêve de puissance d’un Autre (Les Ensorcelés). Et Minnelli atteint au plus haut avec Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse quand les êtres sont happés par le cauchemar de la guerre. Dans toute son œuvre, le rêve devient espace, mais comme une toile d’araignée dont les toiles sont moins faites pour le rêveur lui-même que pour les proies vivantes qu’il attire. Et, si les états de choses deviennent mouvement de monde, si les personnages deviennent figure de danse, c’est inséparable de la splendeur des couleurs, et de leur fonction absorbante presque carnivore, dévorante, destructrice. »
S’il y a des idées artistiques comme il y a des idées scientifiques ou philosophiques, c’est parce que arts, sciences et philosophie sont autant d’activités créatrices. On ne crée pas moins une idée philosophique, un concept, qu’une idée artistique : « Il y a autant de création dans une philosophie que dans un tableau, que dans une œuvre musicale ». Mais qu’est-ce que créer ? Gilles Deleuze répond : « Gréer, c’est résister ».
Vidéo : Deleuze : Les idées de l’art
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Deleuze : Les idées de l’art
https://youtube.com/watch?v=CU6XaD-L7AU