Histoire vivante des couleurs : La technique impressionniste
Un des critiques les plus fins suggérait qu’ils pourraient atteinte le même résultat en tirant un coup de revolver de couleurs éclatantes et en tirant sur la toile. Après une vente aux enchères catastrophique, en 1874, un autre s’exclamait : « Nous avons du plaisir avec les paysages pourpres, les fleurs rouges, les rivières noires, les femmes jaunes et vertes, et es enfants bleus. » Mais pourquoi ces couleurs provoquaient-elles autant de fureur camouflée en « humour »?
Il n’existe pas, inutile de le dire, une palette impressionniste unique. Les œuvres des principaux représentants du groupe constituent une gamme de couleurs assez cohérente à forte majorité de matériaux nouveaux [planche 35], et ce sont ceux qui contribuent aux effets les plus frappants de la couleur impressionniste. Des vingt principaux pigments identifiés dans les tableaux impressionnistes, douze étaient nouveaux et synthétiques: le jaune citron [chromate de baryum], le jaune de chrome, le jaune de cadmium, l’orange de chrome, le vert de Scheele, le vert émeraude, le vert Guillet, le vert de chrome, le bleu céruléen, le bleu de cobalt, l’outremer artificiel et le blanc de zinc.
Comme Monet, Pierre-Auguste Renoir [1841-1919] haussait les tons de ses scènes de rivière avec des complémentaires voisines. Canotage sur la Seine [1879-1880; planche 36] représente une barque orange vif sur l’eau bleu foncé, cependant que les ombres rouges de la proue sont le complément d’un morceau de feuillage vert au premier plan, et que les bâtiments pâles renvoient des rayons jaunes mêlés aux pourpres de leurs reflets sombres. Les pigments de ce tableau [en plus du blanc de plomb] sont seulement au nombre de sept; tous sauf les rouges, sont des pigments synthétiques « modernes »: le bleu de cobalt, le vert Guillet, le jaune de chrome, le jaune citron [chromate de strontium], l’orange de chrome orange [chromate de plomb basique], le vermillon et la laque rouge. Ils sont appliqués très peu mélangés, et l’effet du nouvel orange pur n’est jamais plus apparent qu’utilisé en touches épaisses et pures pour les contours du bateau. La rivière est peinte avec du bleu de cobalt pur, avec seulement du blanc par endroits et un vernis de laque rouge pour produire les ombres orange. C’est l’impressionnisme tout droit sorti du tube.
Monet se servait la plupart du temps de couleurs pures, par exemple dans son Lavacourt sous la neige [vers 1879; planche 37], il y a une sorte de lumière atmosphérique très différente: froide et brumeuse, voilée dans les ombres d’un soleil bas. Cependant, les tonalités sont loin d’être sobres, la neige miroite d’un bleu violent, mêlé de bleu de cobalt pur dans ses endroits les plus brillants. De l’outremer et de la laque rouge ont été ajoutés pour donner au champ enneigé des teintes grises ou mauves On peut aussi trouver du bleu de cobalt, de la laque rouge et du vert Guillet à l’état brut parmi les chaumières. Il y a des tonalités ternes dans les arbres et dans le ciel jaune pâle et olive, kaki, rouge brun — mais il n’y a ni ocre ni terre: ils sont mélangés à des teintes brillantes [bleu de cobalt, vert Guillet, jaune de cadmium, vermillon]. Avec le vert Guillet, le vert émeraude, le jaune de cadmium, la laque rouge et le blanc de plomb, on a la palette intégrale; même dans ce paysage hivernal, Monet évite le noir.
Ce tableau montre très clairement l’attitude des impressionnistes envers le blanc, la couleur « conventionnelle » de la neige. Renoir dit un jour à un disciple : Wallace Stevens reprend la description dans son Sea Surface Full of Clouds: On pourrait dire que le blanc impressionniste est toujours complètement brisé en fragments spectraux. Il y a une raison pour laquelle tous les impressionnistes peignaient en blanc: leurs œuvres sont spectralement inclusives, n’excluant aucune primaire ou secondaire, comme la Palette au paysage de Pissarro en témoigne implicitement. Ainsi, on a dit qu’une peinture de Monet, comme le disque chromatique dont se servait Maxwell pour étudier le mélange additif, s’estomperait en un gris argenté si on la faisait tourner.
L’autre face de la pièce est le noir. L’ombre — la contrepartie de la lumière, si l’on veut — a une importance centrale dans le style impressionniste. Pour ces peintres, les ombres n’étaient pas noires mais contenaient de la couleur. « Les ombres ne sont pas noires; aucune ombre n’est noire », dit Renoir. « Elles ont toujours une couleur. La nature ne connaît que la couleur. Le blanc et le noir ne sont pas des couleurs. » Van Gogh renchérit: « Le noir absolu n’existe pas réellement. »
Comment procéda Monet pour saisir l’intérieur lugubre et noir de suie de La Gare Saint-Lazare, dont il ne peignit pas moins de quatre versions en 1877? C’est une peinture de plein air, d’une saveur industrielle moderne: nous percevons l’extérieur de la canopée de la gare à travers les flots de fumée et de vapeur émis par les locomotives à l’arrêt. Cependant, dans les œuvres les plus sombres de la série, les gris, les bruns et, bien sûr, les noirs sont faits sans pigments de terre et presque entièrement à partir de mélanges complexes de nouvelles couleurs artificielles brillantes: bleu de cobalt, bleu céruléen, outremer synthétique, vert émeraude, vert Guillet, jaune de chrome, à nouveau l’ancien rouge vermillon, et une forte laque écarlate probablement à base d’une teinte synthétique moderne.
Le blanc est du blanc de plomb, et Monet fait un usage parcimonieux du noir d’ivoire. Mais, dans l’ensemble, les coloris sombres du toit, des trains et des passagers sont le résultat d’un incroyable mélange de tous les pigments jaunes et blancs. Par endroits, ce « noir » est nuancé de vert, ailleurs de pourpre. Cela représente une extraordinaire démonstration de la conviction impressionniste — allant même jusqu’à des extrêmes philosophiques — que les ombres les plus sombres sont pleines de couleur. Les bruns, qui pourraient avoir été arrangés avec des pigments de terre, sont également soigneusement constitués de mélanges complexes, comme du vermillon avec du cobalt et du bleu céruléen avec les deux verts, de la laque rouge et du jaune de chrome. En contraste avec Lavacourt sous la neige, où les pigments mélangés sont quasiment absents.
S’il n’y a pas de noir dans la nature, les ombres ont-elles une couleur particulière? Si c’est le cas, pour les impressionnistes, c’était sûrement du violet, la couleur complémentaire du jaune solaire123. L’abondance de pourpre dans les peintures impressionnistes était le sujet de nombreuses plaisanteries: ils étaient accusés de « violettomania », et même le subtil Huysmans les a, durant un temps, considérés comme affligés d’« indigomania », comme si c’était une véritable maladie collective, une espèce de cécité colorée. Cependant, il n’y avait rien de remarquablement nouveau dans cette identification de l’ombre pourpre. Goethe fit remarquer en une occasion que « durant la journée, à cause des teintes jaunâtres de la neige, des ombres penchant vers le violet ont déjà été observées ». Et, en 1856, Delacroix décrivant un garçon grimpant sur une fontaine dans la lumière du soleil, parlait de « l’orange terne dans la lumière, et les tons violets très vifs pour les parties émergeantes de l’ombre ».
Mais Monet alla plus loin en proclamant: « J’ai finalement découvert la véritable couleur de l’atmosphère. Elle est violette. L’air frais est violet. Dans trois ans tout le monde peindra en violet. » En dépit de cette prédisposition pour les violets et les mauves, les impressionnistes avaient tendance à les achever en les mélangeant (généralement avec du bleu de cobalt ou de l’outremer verni avec de la laque rouge], plutôt que de se servir directement des pigments violets du cobalt et du manganèse qui devinrent disponibles dans les années 1850 et 1860. Ces nouveaux pigments avaient une médiocre capacité de coloration, mais donnaient une teinte plus forte que celles pouvant être obtenues par des mélanges. Monet les préférait par-dessus tout; Renoir, d’un autre côté, retint le mélange laque/bleu de cobalt pour les mauves et les pourpres pénétrants dans Au théâtre (1876-1877) et Les Ombrelles (1880-1881).
Les Refusés
Aucun innovateur ne peut s’attendre à un parcours facile; ma s c’est un miracle que les impressionnistes aient trouvé la force de poursuivre leur chemin face au mépris, au ridicule et aux moqueries dont ils furent couverts dans les années 1860 et 1870. D’abord ils furent totalement ignorés par le public des amateurs d’art; leurs œuvres furent tout simplement refusées et encore refusées par tous les Salons importants. C’était une sorte de « baiser de la mort » étant donné que cela les empêchaient de vendre; on cite même les cas d’acheteurs demandant le remboursement du tableau qu’ils avaient acheté une fois ce dernier refusé par le jury. Même après diverses réformes de la procédure de sélection à la fin des années 1860, le processus d’adjudication restait fermement tenu par l’establishment.
Dans le premier groupe qui sera plus tard qualifié d’impressionniste, Édouard Manet [1832-1883] était presque le seul à obtenir — à contrecœur — les faveurs occasionnelles du Salon. Manet, peut-être le moins radical du groupe, avait au moins un supporter influent en la personne de l’actif Delacroix qui, vers 1857, n’était plus ressenti comme un danger pour l’art et fut finalement élu à l’institut. Manet, en fait, ne se voyait pas du tout comme un révolutionnaire et, durant toute sa vie, son besoin de public et d’un accueil académique favorable provoquèrent des difficultés dans ses relations avec ses compagnons, et particulièrement avec l’intransigeant Degas. À maints égards, Manet estimait avoir suivi le chemin ouvert par Courbet, qui avait atteint la notoriété comme peintre réaliste dans les années 1850. Les œuvres de Courbet,’ peintes directement d’après nature, avaient une spontanéité et une sincérité n’ayant rien à voir avec la grâce et le calme des artistes académiques français. Lorsque certaines de ses œuvres les plus estimées furent rejetées par les jurés de l’Exposition universelle de 1855, Courbet prit la spectaculaire décision d’organiser sa propre exposition non loin des bâtiments officiels, et reçut beaucoup d’injures et de moqueries de la part des critiques. Le réalisme était considéré comme dangereux et, à l’ouverture du Salon de 1857, un ministre conseilla aux artistes de demeurer « fidèles aux traditions de leurs illustres maîtres » et aux « régions pures et élevées des chemins traditionnels ».
Claude Monet et Auguste Renoir admiraient et-imitèrent aussi Courbet, quoique celui-ci se soit méfié de l’hommage de ces jeunes gens dont la version du réalisme allait plutôt vers le pâle. Le Déjeuner sur l‘herbe [1863] de Manet et Les Femmes au jardin [1866] de Monet, rejetés tous deux par le jury, relèvent d’un certain réalisme. De manière surprenante, l’Olympia [1863] de Manet fut acceptée par le Salon de 1865, bien qu’il ait provoqué des rafales d’insultes pour avoir osé représenter une personne réelle [« un chétif modèle allongé sur un lit »], au lieu d’une figure idéalisée de la tradition classique. C’est cela, au moins autant que l’usage nouveau des couleurs et une exécution froide, qui provoqua l’antagonisme. Ces jeunes réalistes avaient la vulgarité de montrer les gens comme ils étaient; souvent en fait, il s’agissait d’un collègue ou de leurs partenaires. Manet avouait se servir de modèles professionnels.
Le jury du Salon de 1863 fut particulièrement sévère, refusant les deux tiers des œuvres présentées. Cela excluait surtout celles de la petite bande des innovateurs réalistes, et provoqua un tel tumulte que Napoléon III fut obligé d’intervenir, décidant que les œuvres refusées pourraient être exposées dans une autre partie du Palais de l’industrie. Mais ce « Salon des Refusés » fut un désastre. Stigmatisé par ses origines, il devint un objet de moqueries pour le public, et le jury décida qu’il était « en contradiction avec la dignité de l’art » et ne devrait pas être répété.
Cependant, une fois formulée, l’idée évidemment devint un bâton avec lequel beaucoup des artistes rejetés voulaient battre le Salon et, en 1573, eut lieu un autre Salon des Refusés, procurant une vitrine au groupe bientôt appelé des impressionnistes, mais à nouveau l’objet des moqueries la presse et du public. Vers 1874, le groupe en eut assez, et Renoir, Monet, Degas, Pissarro, Sisley, Morisot, Cézanne et les autres décidèrent d‘organiser leur propre exposition. Manet, révélant ses instincts plus conservateurs, s’abstint d’y prendre part parce qu’il sentait qu’il ne pourra¡t atteindre la reconnaissance que par le Salon lui-même.
Monet avait une attitude très désinvolte vis-à-vis des titres de ses œuvres, et quand on le pressa, avant l’exposition de 1874, de leur en attribuer, il suggéra qu’elles devaient être juste qualifiées d’ « impression », de là Impression : Soleil levant (fog) [1872], une des œuvres impressionnistes archétypales. Le terme fut relevé par un critique sarcastique de l’exposition, qui surnomma tout le groupe « les impressionnistes ». Ils ne furent pas du tout affectés de ce label, et commencèrent bientôt à l’utiliser eux-mêmes.
L’exposition de la sécession fut, si c’est possible, plus désastreuse encore que le Salon des Refusés, et le groupe entier fut attaqué pour avoir rejeté « les bonnes manières artistiques, le respect de la forme, et celui des Maîtres ». En 1876, ils organisèrent une seconde exposition de groupe avec les mêmes résultats. Leurs couleurs éclatantes et peu familières blessaient la sensibilité des critiques: « Essayez de faire comprendre à Monsieur Pissarro que les arbres ne sont pas violets, que le ciel n’est pas couleur beurre frais », dit l’un d’eux, cependant que « les taches de vert et de violet » de Renoir dans les tons de la chair dénotent « un état de putréfaction des corps ». Inutile de dire qu’aucun, à l’exception de Manet — et occasionnellement de Renoir — n’avaient le moindre succès commercial, et Monet en particulier était dans une situation financière désespérée, obligé de solliciter ses bienfaiteurs pour ne pas se retrouver à la rue.
Des points de couleur
Malgré des bouleversements aussi révolutionnaires, l’hostilité se changea cependant lentement en indifférence et même en une sorte d’incorporation dans le/courant. Dans les années 1880, l’opinion tourna, aidée en partie par quelques critiques (comme Huysmans] mais, ailleurs qu’en France, il y eut de nombreux admirateurs qui comprirent à quoi les impressionnistes essayaient de parvenir. En 1884, le groupe des artistes « Indépendants » qui était issu du cercle des premiers impressionnistes créa le Groupe — plus tard, la Société — des Artistes indépendants, une formalisation de leur support mutuel.
C’est à travers ce mouvement que Paul Signac [1863-1935] prit connaissance de l’œuvre que Georges Seurat [1859-1891] exposa à la première exposition du groupe: Une Baignade, Asnières [1883-1884], Cette œuvre intense et obsédante, peinte en « grandes touches plates, superposées les unes sur les autres », était en concordance avec Signac, qui y reconnut une « compréhension des lois des contrastes, la séparation méthodique des éléments — lumière, ombre et couleurs locales, et l’interaction des couleurs — aussi bien que leur propre équilibre et leur proportion », donnant à la toile « son harmonie parfaite ».
Signac avait parfaitement compris le programme de Seurat. C’était, selon ce dernier, « la pureté des éléments du spectre [qui était] la clef de voûte de la technique […] que je recherche depuis que je tiens un pinceau, j’ai toujours recherché une formule de peinture optique sur cette base ». La quête donquichottesque de Seurat pour la luminosité pure dans la couleur le conduisit à la tentative d’une approche scientifique systématique de la coloration dans l’art; et c’était ce qui intéressait Signac. En dépit des similarités superficielles, le style de Seurat était quelque chose de totalement nouveau qui fascinait Signac.
La formation de Georges Seurat avait été des plus conventionnelles. À l’École des beaux-arts, il avait initialement idolâtré Ingres, quoiqu’il ait aussi été attiré par Delacroix. Peut-être que, par le biais de son intérêt pour ce dernier, il eut connaissance des théories sur la couleur de Chevreul et de leurs exposés par Charles Blanc, qui l’incitèrent à limiter sa palette aux primaires additives et soustractives : rouge, jaune, bleu et vert. On a beaucoup écrit sur la manière dont Seurat a tenté d’appliquer ces idées théoriques à la création de couleurs sur la toile, et sur nombre de ses erreurs, un a eu tendance à lui attribuer une complète maîtrise de la physique optique de son époque, mais il semble que sa compréhension en était partielle et imparfaite. Ces limites condamnaient ses chances d’un aboutissement vraiment satisfaisant de ses intentions, mais cela tenait aussi aux limitations de matériaux.
Seurat savait que les mélanges soustractifs — alliance [blending) — de pigments amenuisaient inévitablement leur brillance, et ainsi rendaient incertains ses efforts de parvenir à leur mélanges optiques: en plaçant côte à côte des petits points de couleurs complémentaires, il espérait qu’ils se mêleraient optiquement sur la rétine pour atteindre une plus grande luminosité qu’avec un simple mélange de pigments. L’effet était clairement décrit dans Modem Chromatics de Ogden Rood :C’est justement ce que Newton observait dans ses expériences sur les poudres de couleur, et ce que Chevreul déduisait de ses études sur les fils tressés.
John Ruskin décrivait une grande partie du phénomène dans ses Eléments of Drawings (1857), où il parlait des mélanges obtenus en peignant une couleur avec un pinceau sec sur la toile et en plaçant a astucieusement dans les interstices » de légères touches d’une autre couleur de manière à produire « de minutieux grains de peintures entrelacées », Mais plus attractif était pour Seurat le fait qu’à la distance de vue juste avant qu’il y ait mélange de deux complémentaires, l’œil était sur le point de percevoir deux couleurs en devenant une seule, et que la surface peinte semblait clignoter comme si elle était lumineuse. Seurat pensait que c’était de cette manière que l’artiste pourrait réellement peindre avec la lumière, et reproduire, par exemple, le rougeoiement du soleil sur l’herbe. Il se définissait lui-même comme un impressionniste luministe, et faisait référence à sa méthode de peinture en points très rapprochés comme de la peinture optique, ce qui est resté comme le pointillisme.
Il n’est pas évident que Seurat ait lu Rood quand il peignit les Baigneurs et son œuvre évolua comme si sa compréhension du mélange optique s’approfondissait. La peinture ne fut pas peinte initialement avec la technique pointilliste, mais dans une sorte de style précurseur où les petites touches de pinceaux s’entremêlaient d’une manière entrecroisée. Seurat le remania en 1887 dans un style plus ouvertement pointilliste, mais seulement par endroits, laissant penser qu’il ne ressentait pas la nécessité d’une uniformité dans l’application de ses idées.
Un certain nombre de facteurs est important pour que se réalise un mélange optique « propre ». Tout d’abord les points doivent être suffisamment petits. Pourtant, Seurat ne semble pas avoir été concerné par cette question d’échelle en relation avec la distance du spectateur. Dans son chef-d’œuvre Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte [1884- 1885; planche 38], la taille des touches en forme de points varie énormément; quelquefois, les contours des objets sont renforcés par le fait que les points y sont plus petits.
De plus, les effets atteints par le mélange optique dépend en grande partie des couleurs utilisées. Comme Thomas Young le découvrit en essayant de recréer du blanc à partir de disques tournants des trois primaires, les primaires spectralement impures donnent plutôt du gris que du blanc. Ayant ceci à l’esprit, on pourrait s’attendre à ce que Seurat se soucie de la nature de ses pigments, plutôt que de présumer que les bleus, les rouges et les verts de la chimie du xixe siècle étaient adaptés à la tache. Il semble avoir été satisfait de la palette typiquement impressionniste sans inquiétudes ni investigations supplémentaires: du jaune de cadmium, peut-être de l’orange de chrome, du vermillon, du violet de cobalt, de l’outremer artificiel, du bleu céruléen ou du cobalt, du vert Guillet, du vert émeraude, et du vert de chrome.
Les indications de Rood sur les qualités spécifiques des pigments et les quantités à employer auraient été bien utiles à Seurat et à ses partisans, sauf que Rood se sert de plusieurs vieux pigments dans ses expériences: gamboge, jaune indien, minium de plomb, laque carminée, bleu de Prusse. Mais on ne peut dire que Seurat et Signac aient accordé beaucoup d’importance aux différences spectrales critiques entre ces pigments primaires et ceux de leur propre palette. Les choses auraient-elles étaient différentes si les artistes avaient été moins dépendants de leurs matériaux?
Ce n’est pas la seule faille dans sa compréhension que Seurat laisse percevoir. Félix Fénéon, qui se livra à une analyse détaillée128 (même si quelque peu mal conçue) de l’œuvre de Seurat en 1886, dressait la liste des distinctions suivantes que l’artiste faisait parmi les contributions des couleurs perçues.
Ceci constitue plutôt une systématisation de la liste de Signac. Mais il y a plusieurs idées étranges. Seurat était prisonnier de la notion de « couleur locale » que Monet et Renoir avaient rejetée. La couleur locale était un concept très traditionnel pour l’artiste, et pourrait avoir pris de l’importance dans l’esprit de Seurat à cause des commentaires de Rood selon lequel pour les artistes, c’est la couleur d’un objet dans la lumière blanche. Mais cette couleur n’avait de signification que sous l’éclairage d’une lumière blanche, et n’est pas une propriété inhérente à l’objet qui se manifeste lui-même. En d’autres mots, Rood dit que la couleur que nous percevons est en premier lieu celle de la lumière réfléchie directement, qui devient « couleur locale » seulement si l’illumination est de la lumière blanche pure. Ainsi le premier et le deuxième point de la liste de Seurat sont la même chose, mais sous un éclairage différent.
Seurat semble avoir mis sur le même pian la « lumière directement réfléchie » et la lumière solaire pure, ce qui nécessite qu’il attribue quelque couleur à la lumière solaire. Il conclut qu’elle est basiquement orange (« orange solaire »), ce qui avait été proposé et par Charles Blanc et par Delacroix, ce qui l’amène à inclure des points orange dans son herbe verte. Le commentaire de Fénéon fournit un résumé plus clair de ce que Seurat espérait atteindre que les écrits du peintre lui-même: Mais la conséquence de la compréhension incomplète de Seurat était que ses points de paires de complémentaires avaient tendance à créer une impression non de luminosité mais de grisaille, rappelant ironiquement le problème de Chevreul avec les tapisseries des Gobelins. Avec comme résultat le fait que ses œuvres pointillistes semblent couvertes d’un chatoiement perlé, ce qui n’était pas l’effet recherché, mais néanmoins une raison du charme que ses peintures dégagent.
Pour Signac, cependant, la grisaille était un défaut du pointillisme strict: La disparition prématurée de Seurat en 1891, à l’âge de trente et un ans, mit fin à ses recherches pour une approche scientifique de la couleur. Néanmoins, lorsque Pissarro vit pour la première fois les effets de la technique pointilliste en 1885, il fut très excité par les possibilités qui s’offraient, et durant un temps fut un adepte. Il avoua qu’il cherchait Dans ces considérations, Pissarro se révélait lui-même comme le plus ouvert et le plus curieux des « vieux » impressionnistes, différent de ses pairs les plus proches, dont beaucoup, et parmi eux Monet, méprisaient l’innovation pointilliste. [ Pissarro considérait le groupe le plus ancien comme celui des « impressionnistes romantiques », différents des « impressionnistes scientifiques », Signac, Seurat et lui-même. En 1886, Fénéon leur attribua une nouvelle appellation: les néo-impressionnistes.
Cependant, quand ils participèrent à la dernière exposition du groupe, en 1886, ils furent relégués dans une salle séparée, dominée par La Grande Jatte. Le disciple le plus proche de Pissarro, Paul Gauguin, fut particulièrement virulent envers le nouveau groupe, les appelant des « petits chimistes verts qui amoncèlent des points minuscules ». Et, vers 1888, Pissarro perdit patience vis-à-vis du processus laborieux du travail pointilliste, si opposé à sa manière fraîche et spontanée. Dans une lettre à ses collègues plus jeunes, qui est un modèle de délicatesse, il expliquait qu’ leur abandonnait leur méthode audacieuse mais finalement limitée.
Vers l’abstraction
Pas un des premiers impressionnistes n’a été l’objet d’autant de mépris que Paul Cézanne(1839-1906); et ce n’est pas une coïncidence s’il fut à la fois le plus radical et, à long terme, le plus influent du groupe. Cézanne n’a pas fondé d’école, mais on pourrait dire qu’il a entièrement créé le concept du xxe siècle de la couleur comme principe constructeur de l’art. Graduellement, son approche — briser une surface plane de cou leur en une mosaïque de facettes prismatiques — l’a plutôt éloigné des impressionnistes et d’une vision subjective et éphémère de l’art, et l’a rapproché de la volonté de saisir les aspects immuables d’un paysage. Il a commencé à se servir de masses colorées dans un sens architectural pour construire la structure fondamentale de ce qu’il avait sous les yeux: le « motif », c’est-à-dire une réalité objective sans intervention de l’esprit ou des émotions. Il exposa pour la dernière fois avec les impressionnistes en 1877 et, vers 1904, il défendait une opinion qui le situait à l’opposé : « La lumière n’existe pas pour le peintre. »
la palette de Cézanne étale une large variété de couleurs: depuis les tons forts et brillants jusqu’aux couleurs terreuses et sobres. Il fut influencé par les théories de Chevreul et de Charles Blanc sur les complémentaires, mais il les incorpora plus sous forme de relations de couleurs que de simples juxtapositions. Pour Cézanne, la modulation était le maître mot: son usage de pigments de tonalités fortes était modulé par des teintes plus subtiles, unissant les taches de couleur dans un ensemble cohérent qui aboutit à une chaleur perlée plutôt qu’aux contrastes audacieux et chatoyants des impressionnistes. Son usage des nouveaux pigments synthétiques fut limité et prudent, en partie parce qu’il prenait soin d’éviter les couleurs instables et aussi parce que, ce qui peut surprendre, il conservait une approche traditionnelle de sa technique. Des pigments les plus nouveaux, seul le vert Guillet figure en bonne place dans son œuvre; et le seul pigment de faible stabilité dont il s’est servi semble avoir été le jaune de chrome.
On trouve ce mélange de matériaux anciens et nouveaux dans Montagnes en Provence (1885 ; planche 39], un exemple typique du travail de l’artiste dans les années 1880. Il y a des taches de clarté, mais l’impression dominante est telle des verts puissants parmi les couleurs de terre sobres. Pour cette toile, il a utilisé du vert émeraude et du vert Guillet, alors que les roches orange et brunes sont composées de jaune et de terres ocres mêlées à du vermillon. Le premier plan est d’une teinte jaune terre obtenue grâce à un vernis de laque jaune. Il y a des pigments noirs dans les ombres, ce qui le distingue des impressionnistes. Les contrastes occasionnels de Chevreul sont représentés par des tonalités assourdies. On peut déduire de cette composition que Cézanne ne considérait pas les nouveaux pigments tout à fait avec le même sens de l’opportunité que ses collègues impressionnistes. Quoiqu’il fut l’un des premiers coloristes des temps modernes, sa manière n’était pas un produit de la technique.
Paul Gauguin (1848-1903) aussi s’éloigna, géographiquement et stylistiquement, de plus en plus du groupe des impressionnistes dans les années 1880. Il se lassa de la tendance impressionniste à représenter la nature aussi littéralement, pour enregistrer les « secousses de la représentation » [déjà une indication que les attitudes avaient changé depuis les années 1860], Dans une observation qui anticipe toute l’époque moderne, il implore : « Ne copiez pas trop la nature ; l’art est une abstraction. » Son propre style, qu’il appelle « Synthétisme », se tourna vers un usage purement imaginatif ou symbolique de la couleur. « Comme la couleur est elle-même énigmatique dans Tes sensations qu’elle nous transmet », écrit-il, « […] nous pouvons l’employer logiquement mais pas énigmatiquement. » Cependant, pour un artiste profondément imaginatif comme Wassily Kandinsky, cette impulsion vers l’abstraction était suggérée même par les « vieux » impressionnistes. Quand le jeune Kandinsky vit la série des Meules de foin de Monet, exposées à Moscou en 1895, il vit le futur de la couleur pure comme base de l’art abstrait: « l’objet […] discrédité comme élément indispensable de la peinture ».
En 1891,[Gauguin quitta la France pour Tahiti, poussé par un goût de l’exotisme tout à fait étranger à la composante citadine des impressionnistes. Là, il espérait vivre dans « l’extase, le calme et l’art », et à part de brefs séjours en France, il resta dans les îles Marquises jusqu’à sa mort en 1903. Sa palette demeura riche mais gagna en subtilité de tonalités. Pour lui, ni contrastes crus des complémentaires, ni oubli des pigments de terre: il trouva de l’ocre brûlé indispensable pour peindre le teint olivâtre des Tahitiens.
Il se servait de la plupart des couleurs modernes — bleu de cobalt, vert de Paris, vert Guignet, jaune de cadmium, jaune de chrome, violet de cobalt, ainsi qu’un mélange de bleu de cobalt et de sulfate de baryum appelé « bleu charrette » — mais ¡I les appliquait rarement directement à partir du tube. Le bleu de Prusse et l’outremer étaient les seules couleurs dont Gauguin se servait habituellement sans les mélanger, comme un substitut du noir, qu’il évitait la plupart du temps. Mais il souffrit dans son exil tahitien de la difficulté à se procurer des matériaux. Dans une lettre à Ambroise Vollard, qui lui fournissait des matériaux, il décrit sa situation difficile: […] et ainsi de suite à travers la palette moderne. Au lieu de la toile habituelle, Gauguin se servait souvent de toile de jute et de toile à sac, pas seulement par économie, mais parce qu’il aimait leur texture rêche.
Le synthétisme de Gauguin), qui est décrit comme « unité artistique, composition harmonieuse, unité interne de conception, compréhension et cohérence des formes et des couleurs », annonce le groupe de peintres français qui se sont eux-mêmes baptisés nabis: Maurice Denis, Édouard Vuillard, Paul Sérusier, Ker Xavier Roussel, Pierre Bonnard et les autres. Soucieux d’un usage expressif de la couleur, les nabis se sont cristallisés autour d’une seule petite œuvre de Sérusier peinte sur le couvercle d’une boîte à cigares, intitulée Le Talisman [1888 ; planche 40). Sérusier créa ce paysage chromatique sur les conseils de Gauguin au Bois-d’Amour, près de Pont-Aven. Le conseil de son aîné est rapporté ainsi : Le groupe des nabis, une sorte de parents spirituels des Fauves [voir p. 291), eut une courte vie qui se termina vers 1900. Mais l’influence de Gauguin fut beaucoup plus large et dura bien plus longtemps.
pincent Van Gogh [1853-1890) fut un autre des iconoclastes qui émergèrent du mouvement des impressionnistes pour ouvrir la voie à une nouvelle sorte de peinture alors qu’approchait la fin du siècle. Né en Hollande, Van Gogh vint à Paris en 1886 pour vivre avec son frère Théo, qui lui avait décrit le style nouveau des impressionnistes. Van Gogh porta de l’intérêt aux effets de contrastes simultanés et aux complémentaires eh étudiant les œuvres de Delacroix; mais sa palette était à l’origine plutôt sobre. Son art se transforma en voyant les couleurs audacieuses et crues employées par les impressionnistes. Il devait déclarer plus tard que son travail « avait été fertilisé par les idées de Delacroix, plutôt que par les impressionnistes », et il prit la même voie que Gauguin en faisant un usage très libre des associations de couleurs: « Au lieu de choisir de reproduire exactement ce que j’ai sous les yeux, je me sers de la couleur plus arbitrairement pour m’exprimer moi-même avec plus de force. »
On peut difficilement trouver, dans tout l’art occidental, une expression plus énergique de la couleur que dans une peinture comme La Nuit au café [1888; planche 41) de Van Gogh, un pur cauchemar de complémentaires de rouges et de verts, baignées dans une lumière jaune acide. « J’ai essayé d’exprimer les terribles passions de l’humanité au moyen du rouge et du vert, dit-il à Théo, partout, il y a un choc et des contrastes entre les rouges et les verts les plus disparates. » Aurait-il été possible, avant le xixe siècle, que les verts, les jaunes et les oranges se tiennent contre ces murs « rouge sang »? Bien sûr, ce tableau nous dit combien le rouge est mis au défi, car il est le seul à ne pas avoir été substantiellement renouvelé à la fin du xixe siècle.
Comme Cézanne, Van Gogh n’encourageait pas les disciples. Mais le cri angoissé de ses couleurs et son énergie tourbillonnante donnèrent un vocabulaire au Norvégien Edward Munch [1863-1944) et aux expressionnistes allemands. Si Henri.Matisse fit de la couleur la substance du plaisir et du bien-être, et si Gauguin la considéra comme un médium mystérieux et métaphysique, Van Gogh montra la couleur comme une terreur et un désespoir. La remarque de Munch à propos du Cri [1893] — « J’ai peint les nuages comme du vrai sang. Les couleurs étaient hurlantes » — fait écho au commentaire sanguin de Van Gogh sur La Nuit au café, « un endroit, expliquait-il, où l’on peut se ruiner soi-même, devenir fou ou commettre un crime ».
Le café de Van Gogh est fait d’un empâtement de peinture, qui est trop facilement lisible comme le produit de touches sauvages, frénétiques et libérées du pinceau et du couteau. Mais Van Gogh révèle une autre motivation dans ses lettres à son frère: « Toutes les couleurs que les impressionnistes ont mis à la mode sont instables, aussi il n’y a aucune raison d’avoir peur de les étaler trop grossièrement, le temps leur donnera toujours une tonalité trop affaiblie. »
Bien sûr, ses commandes de matériaux montrent un penchant pour quelques-unes des couleurs les plus fugitives du moment [voir pp. 219 et 242], mais il est clair que Van Gogh ne l’ignorait pas et ne s’en souciait pas plus que cela. On a plutôt l’impression que son intérêt pour les primaires n’était pas dû à leur longévité mais simplement à ce qu’elles lui permettaient de réaliser les visions criardes de son esprit. C’était une tête qui, selon toute apparence, brûlait du jaune maladif, le jaune citron des lampes du café, le jaune de soufre, et qu’il percevait dans Arles. Dans le Semeur [1888], c’est le jaune du rougeoiement funeste du soleil, un globe qui n’offre ni chaleur ni confort mais apparaît comme une lune maladive et incandescente. Cependant, des couleurs de toutes sortes frappent Van Gogh avec une intensité peu commune.
« La couleur exprime quelque chose en elle-même, insiste-t-il, on ne peut pas agir sans elle, on doit s’en servir; que ce soit la beauté, la vraie beauté, c’est également correct. » Chacune de ses visions était considérée dans les teintes pures dont un peintre pouvait se servir: Il est tentant de déduire de tout ceci que Van Gogh travaillait seulement à l’instinct. Cependant, son traitement de la couleur, malgré sa pathologie apparente, était méthodique. Ses lettres à son frère, et les instructions qu’elles contiennent sur l’achat des couleurs, montrent que le peintre se donnait du mal pour obtenir les bonnes combinaisons. Il portait un fort intérêt à la théorie de la couleur et connaissait les lois de Chevreul sur les contrastes simultanés. Pour Van Gogh, le noir et le blanc étaient des couleurs aussi complémentaires que le rouge et le vert, ou le bleu et l’orange.
C’était une idée avancée par le psychologue Ewald Hering dans les années 1870. Et Van Gogh dit clairement combien les nouveaux matériaux étaient essentiels pour lui permettre de transporter son inspiration sur la toile : Cependant, la « terrible passion de l’humanité » était certainement en jeu dans le monde intérieur de Van Gogh. Quand le bienveillant Pissarro le rencontra pour la première fois à Paris, il décida que le Hollandais « soit deviendrait fou soit laisserait l’impressionnisme loin de lui ». Finalement, Van Gogh fit les deux: il ne se remit jamais vraiment de sa dépression de 1888 [lorsqu’il agressa Paul Gauguin] et, en dépit des efforts de Pissarro pour lui trouver un bon médecin, il se suicida à Auvers- sur-Oise en 1890. « Il repose, écrivit Théo à sa femme, dans un endroit ensoleillé au milieu des champs de maïs. »
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Une réponse pour "Histoire vivante des couleurs : La technique impressionniste"
Tout au long de l’article, il est fait mention de Vert Guillet. Il s’agit d’une erreur puisque le vert en question s’appelle Vert Guignet