L'art pour l'amour de l'art : nouveaux matériaux , nouveaux horizons
Pour l’artiste du xxe siècle, le médium porte son propre message Le collage, initié par les cubistes et porté à un délicieux raffinement par Max Ernst, introduisait le monde réel dans la composition. Il parlait directement de l’environnement social de l’artiste : les journaux, les paquets de cigarettes, le mobilier de bistro, donnant à l’œuvre un aspect urbain et une immédiateté que la peinture sur toile n’aurait pu qu’imiter. Georges Braque utilisa du sable et de la sciure pour souligner la solidité, la matérialité de ses peintures. Dans les « ready-made », les médiums font tout le travail; l’artiste se contente de sélectionner.
Ce n’est pas ce que l’on voit qui est important, mais la question posée par sa nature de travail d’atelier ou par son entrée dans un musée: Qu’est-ce que l’art? Qu’est-ce que l’art? Nous avons justement vécu le premier siècle de l’histoire où cette question a brouillé les frontières des siècles passés. La critique du xixe siècle avait seulement à distinguer entre le bon et le mauvais; l’objet de l’attention était encadré sans ambiguïté, verni et suspendu pour l’inspection. Aujourd’hui, nous pouvons passer dans la rue et un tableau d’affichage, un tas d’ordure, une personne bizarre, un graffiti et nous demander: est-ce de l’art ou juste de la vie?
En accordant au médium une part si importante du message les artistes du xxe siècle, d’une certaine manière, en sont revenus à l’attitude médiévale: les matériaux possèdent leur propre valeur intrinsèque et leur signification symbolique. La substance de l’art n’est plus l’outil passif qu’il était devenu dans les siècles passés, pour être organisé et travaillé jusqu’à ce qu’il cesse d’être visible en dessous de l’image elle-même. Le choix des matériaux lui-même peut porter un message politique, subversif, spirituel, choquant. L’art est fait de carcasses animales, de fluides corporels, d’excréments.
Et, cependant, peu d’artistes, s’il y en a eu, ont compris leurs matériaux comme les artistes du Moyen Âge et de la Renaissance l’avaient fait. Et très peu ont semblé prendre soin, ou ont simplement montré de la curiosité, pour ce qui se trouvait dans leurs bidons (le récipient favori de la peinture de l’après-guerre]. En tout cas, les couleurs sont apparues dans une profusion tellement déroutante — stimulée par le développement des nouveaux colorants synthétiques — qu’aucun artiste ne peut ignorer l’afflux de nouveaux matériaux.
En conséquence, les artistes se sont abondamment servis des couleurs qu’on leur offrait, en espérant que c’était pour le mieux. Même Mark Rothko, un des principaux coloristes modernes, et l’un des rares qui ait été passionné par la connaissance technique, s’est servi à l’occasion de pigments qui ne résistèrent pas aux ravages du temps, et certaines de ses œuvres en ont déjà souffert.
La scissiparité de l’art au xxe siècle a été telle que peu de catégories traditionnelles ont survécu. Michel-Ange était peintre et sculpteur, Alberti, peintre et architecte. Mais ils faisaient une chose à la fois. Picasso a agi de même mais, à la fin du xxesiècle, il n’y a plus de frontières: on ne peint plus uniquement sur la toile, une installation peut fusionner l’image et l’espace, la lumière et l’expérience tactile. Le médium de l’artiste est le monde : les arbres et la glace, la ville et ses accessoires, les montagnes et*’ le ciel. Ainsi nous ne devons pas être vraiment surpris que la couleur moderne soit un diamant à plusieurs facettes, plus seulement définie par la boîte de peinture, ni même par l’arc-en-ciel ou l’atlas de Munsell. La question de l’origine des peintures de l’artiste devient donc un sujet aussi bien de philosophie de l’art que de relations avec la technologie. La couleur elle-même est en train d’être réinventée.
La couleur industrielle
Le contexte de la remarque de Marshall McLuhan, selon lequel « le médium est le message », était celui du pop art des années 1960, qui insistait sur le fait qu’il ne pouvait pas y avoir d’autres messages que le médium. Le médium était criard et violent dans les sculptures de hamburgers de Claes Oldenburg parce que c’était une description de la fast food. L’œuvre d’Andy Warhol fut répétitive parce que la publicité est fondée sur un principe de répétition. L’art était un produit de masse jetable, parce que la culture dont il était le produit était exactement comme cela. Dans un sens, cet art n’est rien de plus que le miroir de la société qui l’a produit; il ne dit rien qui n’ait déjà été dit.
C’est un monde qui s’est éloigné de Klein, de Rothko ou de Pollock, un monde à des années-lumière de Matisse et de Kandinsky. Dans ce domaine, le point nodal du xxe siècle finissant aura été que c’est la couleur qui transmet le message au spectateur. Le message peut être psychologique, émotionnel, spirituel; il n’est certainement pas, pour ces artistes, aussi brutal et violent que celui du pop art. Mais il ne passe plus par la description minutieuse du Christ agonisant sur la croix, ou les yeux mouillés d’un vieillard épuisé, ou les plans fragmentés et contradictoires d’un visage féminin — c’est-à-dire, plus par le disegno. La couleur parle pour elle-même, elle ne représente qu’elle-même.
C’est une idée radicale, quoique nous puissions en trouver les racines jusque dans la Théorie des couleurs de Goethe. Son incarnation moderne est souvent attribuée à Kandinsky, qui fut — de manière significative — décrit comme le premier peintre abstrait. La légende veut que l’épiphanie de Kandinsky se soit produite lorsqu’au retour d’une promenade, Il entrevit, à côté de lui, l’une de ses propres œuvres précoces, figuratives. La suppression de tout objet de référence permettait le plein impact de la couleur pure pour agir sur les sens. Il réalisa que les objets — les « signes » — servaient seulement à faire obstacle à cette communion directe avec la couleur, empêchant l’accès à une couche plus profonde de la réalité derrière l’apparence physique des choses. « L’art moderne peut seulement naître quand les signes deviennent des symboles », disait-il.
Une telle conclusion aurait-elle pu être atteinte par un peintre moins extraordinairement (et neurologiquement] sensible à la couleur que Kandinsky? Est-ce grâce à cette profonde pénétration ou à la naïveté de la théosophie? Peu importe. L’abstraction était Inévitable, et quiconque regardant l’œuvre de Cézanne ou de Gauguin peut le . Bien sûr, tout artiste crée ses propres ancêtres, comme Borges le disait de Kafka. Mais il est difficile d’imaginer comment l’art abstrait aurait pu devenir aussi rapidement convaincant si le monde de l’art occidental n’y avait pas déjà été préparé par l’aurore du xxe siècle, en partie à cause de son immersion nouvelle dans la puissance de la couleur. « Le besoin de la couleur, la signification de cela, disait l’artiste américain Donald Judd, a détruit, plus que n’importe quoi d’autre, la peinture figurative plus ancienne. »
Cependant, pour les artistes souhaitant peindre du non-figuratif, la couleur est un allié dangereux. Car les choses réelles aussi sont en couleur ,et nous ne pouvons pas facilement négliger cette association. selon l’historien de l’art Philippe Leider ,si vous faites de la peinture abstraite, vous devez être sur que vos couleurs ne suggéreront ni ne prendront la qualité de choses non abstraites, comme le ciel ou l’herbe ou l’air ou l’ombre [essayez le noir, et si c’est trop poétique, le cuivre ou l’aluminium]. » Donc, I abstraction provoque de nouvelles demandes de couleurs Dans la deuxième partie du XXe siècle, certains artistes, comme le recommande Leider, firent usage de peintures qui n’étaient pas exactement « colorées », ni destinées, de prime abord, aux beaux-arts.
Frank Stella fut l’un d’eux. On sait qu’il s’est servi de peintures industrielles, « d’une manière industrielle », les appliquant comme s il s agissait de peindre un immeuble ou une grille. Là, le médium de la couleur apparaît avec une esthétique de ready-made, et c’est la plus appropriée à l’époque contemporaine: anonyme, dénuée de charme produite en quantité. Aujourd’hui, chaque chose se voit attribuer une couleur, qu’il s’agisse d’un couloir de bureau, d’un cuirassé ou d’un ordinateur. Il ne s’agit plus de signes visibles de richesse: un équivalent de l’outremer peut être acheté par dizaines de litres, et des étoffes teintes en pourpre, par mètres carrés.
L’œuvre de nombreux artistes américains de la seconde moitié du XXe siècle, de l’expressionnisme abstrait aux artistes du pop art et à l’école britannique de David Hockney et Peter Blake, peut donc être comprise seulement en se référant au contexte technologique et économique de leurs matériaux. Ceci nous ramène aux contraintes édictées par les corporations, les contrats et les règles du commerce du Moyen Âge et de la Renaissance, en ce sens que l’œuvre de l’artiste, et pas seulement sa pratique, porte la marque de considérations sociales sur le coût, l’accessibilité et les propriétés des matériaux. Les préraphaélites se servaient des produits brillants de la nouvelle technologie chimique pour décrire un monde que la science n’avait jamais « teinté ». Mais, pour Jackson Pollock, de nouvelles sortes de peintures non seulement réclamaient de nouvelles techniques mais étaient essentielles pour la tâche à laquelle le peintre était maintenant confronté: « Il me semble que le peintre moderne ne peut exprimer cette époque, l’avion, la bombe atomique, la radio, avec les formes anciennes de la Renaissance ou de n’importe quelle culture du passé. » Cependant, pour Pollock, et pour beaucoup de ses contemporains, les nouveautés de matériaux, qui permettaient des innovations stylistiques dans la peinture, concernaient pourtant moins la couleur que le moyen de fixer le pigment. La couleur n’était plus au service de la ligne ou de la forme mais de la texture et de la consistance.
Les nouveaux médias
Depuis le début du siècle, les liants synthétiques étaient utilises pour créer des peintures ayant des qualités jusqu’alors inconnues. « La peinture dont je me sers le plus fréquemment est liquide, une sorte de peinture flottante », disait Pollock, dont les techniques d’éclaboussures n’auraient jamais été passibles sans cela» il se servait d’encres email brillantes produites en quantité pour un usage domestique et industriel, et qui était assez bon marché pour lui permettre de couvrir d’immenses toiles et pour s’aventurer dans des voies qui auraient été impossibles avec des matériaux plus coûteux.
L’artiste américain Kenneth Noland confirme que les considérations financières ont joué un rôle majeur dans le choix, fait par lui et ses pairs, de ces peintures grand public. Dans les années 1940, il disait: « il n’y avait pas d’argent pour la peinture […] on ne pouvait pas se procurer de bons matériaux pour l’art et c’était presque une nécessité d’en sortir et de se servir de peinture de bâtiment, de peinture en émail ».
Certes, le coût n’était pas le seul facteur. C’est dans l’atelier new-yorkais de David Alfaro Siqueiros, le muraliste mexicain, qui appréciait la stabilité de ces matériaux, que Pollock et Morris Louis commencèrent à expérimenter les peintures commerciales. Lorsque Peter Blake commença à utiliser les encres émail brillantes dans les années 1950, ce fut en partie en raison de leur association avec la peinture des champs de foire, à laquelle il portait un grand intérêt. Le peintre britannique Patrick Caulfield fut aussi amené à utiliser la peinture pour bâtiment, en raison du style de peinture impersonnel qu’avec sa surface plane, sans trace de pinceaux, elle favorisait .
Pour ces peintres et d’autres artistes plus jeunes des années 1950 et 1960, il y avait aussi un désir d’échapper à la peinture académique associée à l’huile. Le peintre américain Helen Frankenthaler abandonna les peintures acryliques à cause de leur « manque de sentiment ». L’artiste britannique John Hoyland dit qu’à cette époque, « la peinture à l’huile était excitante de la même manière que l’usage des plastiques, de l’aluminium […] et d’autres matériaux industriels ». C’était en fait la même impulsion qui avait conduit les peintres français progressistes de la fin du xixe siècle à abandonner la pratique du vernissage de leurs œuvres : un rejet des normes codifiées de la peinture académique. Même dans les premières années du XXe siècle, la finition mate si caractéristique de la peinture des années 1850 fut appréciée par des expressionnistes tels que Ernst Ludwig Kirchner, à cause de sa capacité à créer une « émotion plus intense ».
Comme le passage de la tempera à l’œuf à celle à l’huile, un nouveau liant bouleversa les frontières de la couleur et de son application. Il modifia, par exemple, les propriétés optiques du pigment ainsi que le temps de séchage, avec des effets sur la fixation de la couleur. Peut-être même plus spectaculairement, ces peintres d’après-guerre, comme Peter Blake, se servaient directement de la peinture en bidon, et donc voyaient leur palette essentiellement déterminée par les industriels qui produisaient pour un marché totalement différent et étaient à peine informés de ce que les artistes faisaient de leurs produits.
Frank Stella confiait qu’à ses débuts, sa gamme de couleurs entretenait une sorte de relation inversée avec les caprices de la mode; il utilisait les peintures pour bâtiment vendues en solde, parce que leurs couleurs étaient passés de mode. « J’ai seulement pris ce que le premier marchand de peintures venu vendait », disait-il. Tout à fait de la même manière, l’impact éclatant de l’art graffiti doit tout à la gamme des couleurs fluorescentes disponibles en bombes. Peu, cependant, ont autant livré leur palette à la merci de la peinture industrielle que Robert Rauschenberg, souvent qualifié de « père du pop art ».
Ces nouvelles sortes de peintures étaient un produit évident de « l’âge du plastique »; mais il faut se rappeler que cette époque commença dans la première moitié du xixe siècle. En 1832, le chimiste suisse allemand Christian Friedrich Schônbein découvrit que la cellulose, un polymère naturel qui est le principal constituant de fibres végétales, peut être transformée en un matériau semi-synthétique en faisant réagir les fibres de coton à de l’acide nitrique. L’invention de Schönbein, qui pouvait être moulée et durcie, est communément appelée nitrate de cellulose ou nitrocellulose.
À la fin des années 1860, à Newark, les frères John et Isaiah Hyatt trouvèrent qu’un « plastifiant » comme le camphre rendait .la nitrocellulose flexible. Mais la propriété de la nitrocellulose qui suscita le plus fort intérêt, c’était sa nature explosive, raison pour laquelle elle devint connue sous le nom de coton, explosif. Elle fut fabriquée en grande quantité durant la Première Guerre mondiale. À la fin du conflit, il y eut tout à coup un énorme surplus de ce produit devenu inutile, et l’on chercha de nouveaux débouchés. Dissoute dans un solvant organique et additionnée d’une résine, la nitrocellulose produit un vernis qui est une sorte de laque synthétique. Colorée avec des pigments, elle devient une peinture forte et brillante de séchage rapide, connue sous le nom d’émail. Ces caractéristiques des peintures émaillées les ont fait apprécier dans l’industrie des moteurs automobiles en pleine expansion, et les sociétés chimiques DuPont commencèrent à fournir des peintures émaillées à General Motors. Par la suite, le temps nécessaire pour peindre Une voiture passa de sept ou dix jours, dans les années 1900, à environ trente minutes dans les années 1920; un immense progrès dans la production de masse.
Dans les années 1930, Siqueiros commença à employer les émaux DuPont, appelés gamme Duco. L’artiste britannique Richard Hamilton utilisa la nitrocellulose en bombe, dans les années 1950, notamment pour Here Is a Lush Situation [1958], dont le sujet est le moteur automobile. Bien qu’il ait émis l’idée [injustifiée] que ces peintures industrielles devaient être meilleures que les peintures d’artiste puisqu’on leur avait consacré beaucoup plus d’argent, la raison essentielle de son choix était symbolique: « Je voulais que l’œuvre ait un rapport aussi proche que possible avec la source […] toute chose était orientée non comme représentant l’objet mais comme le symbolisant […] Cela symbolisait une voiture, aussi je trouvais approprié d’utiliser de la peinture pour automobile. »
Le même genre de considération explique l’usage des peintures en émail de cellulose dans d’autres œuvres en rapport avec les objets de la technologie, comme les appareils électroménagers représentés dans $he [1958-1961], L’Indépendant Group, en Grande-Bretagne, dont Hamilton était le leader, préconisait explicitement un art prenant en compte les développements modernes de la science et de la technologie.
Parmi les artistes, Ripolin est la marque la plus connue pour la peinture en émail, fabriquée à usage ménager par une société française et utilisée depuis le début du siècle. L’huile de lin était initialement utilisée comme fixatif, donnant un fini hautement brillant. La renommée de Ripolin est due à Picasso, qui l’utilisa beaucoup à partir 1912, apparemment à cause de sa stabilité. Son goût pour la gamme Ripolin lui conféra une certaine aura, amenant plusieurs artistes à utiliser les mêmes matériaux. (Il y a, cependant, des indices selon lesquels Picasso a eu tendance à employer le mot « Ripolin » comme un terme générique pour la peinture commerciale, un peu comme les 3ntanniques parlent de « Hoover » pour leur aspirateur; il ne peut pas, en fait, avoir utilisé exclusivement des produits Ripolin.]
Dans la plupart des peintures industrielles et domestiques, la nitrocellulose a maintenant été remplacée comme fixatif par une nouvelle famille de résines synthétiques appelées alkydes. Ce sont des polyesters polymères, qui sont mélangés avec des huiles pour fabriquer un médium à séchage rapide. La première résine d’alkyde fut produite en 1927. On s’en est servi comme liant pour les peintures commerciales à la fin des années 1930 aux États-Unis, et dans les années 1950 en Europe. Les alkydes peuvent accepter un chargement de pigment plus important que la nitrocellulose, et donnent ainsi des couleurs opaques plus intenses. Dans les années 1940, DuPont commença à utiliser des résines d’alkydes à la place de la nitrocellulose dans sa gamme Duco, et Ripolin passa aussi des huiles siccatives aux alkydes. Les fabricants de peintures pour artistes, cependant, furent lents à réagir à l’engouement pour les alkydes. La société Wynsor and Newton fut l’une des rares à proposer des peintures d’alkyde pour artistes, et elles ne furent introduites que dans les années 1980.
Un inconvénient de ces peintures à base de résine synthétique est que, comme les huiles, elles doivent être allégées avec des solvants organiques tels que du white-spirit, ce qui représente une opération salissante et nocive. Il était inévitable que tôt ou tard, quelqu’un trouve un médium qui serait aussi commode que les huiles mais qui supporterait d’être allégé avec de l’eau. Les émulsions acryliques arrivèrent en 1953.
Les plastiques acryliques, comprenant des plastiques durs comme le perspex (Plexiglas], ont été commercialement disponibles dans les années 1930. Les polymères acryliques liquides ne se dissolvent pas dans l’eau ; mais dans les émulsions acryliques, de minuscules gouttelettes de polymères chargées de pigments sont dispersées dans l’eau et sont préservées de la coalescence par une substance ressemblant à du savon, appelée un émulsifiant. Tandis que la pellicule de peinture sèche, l’eau s’évapore et l’acrylique se transforme en une couche résistante mais souple. Après cela, la peinture est étanche à l’eau.
Les premières émulsions acryliques étaient des peintures pour bâtiment, mais le fabricant américain Permanent Pigments adopta la même formule en vue de réaliser une gamme de peintures pour artistes, appelée Liquitex. Des artistes comme Andy Warhol et Helen Frankenthaler les expérimentèrent dans les années 1950, mais la consistance coulante n’était pas vraiment adaptée à leur goût. C’est seulement lorsque Liquitex fut reformulé en 1963 avec une consistance allégée, plus proche de la peinture à l’huile, que les artistes l’employèrent. George Romney and Sons proposèrent une version anglaise, le Cryla, au début des années 1960.
Autant que le coupage à l’eau, un des grands avantages des émulsions acryliques était leur rapidité de séchage; des couches fraîches peuvent facilement être rajoutées une heure après. C’est ce qui poussa David Hockney à passer de l’huile à l’acrylique en 1963 : « Quand je travaillais avec de la peinture à l’huile, je devais toujours être sur deux ou trois tableaux à la fois, parce que je devais attendre que ça sèche. Tandis que maintenant, il est possible de travailler sur une seule toile à la fois. »
Mais les acryliques donnent une surface peinte très différente de l’huile : lisse et opaque, sans trace de pinceau, la finition idéale pour un peintre recherchant le style impersonnel et austère caractéristique des années 1960. Et, dit Hockney, la peinture met bien en valeur la couleur: « Lorsque vous vous servez de couleurs simples et vives, l’acrylique est un bon médium: les couleurs sont très intenses, le restent et ne s’altèrent pas beaucoup. » Cependant, les acryliques, allégées avec de l’eau jusqu’à la transparence, peuvent être vernies comme des huiles, avec l’avantage que le vernis sèche en quelques minutes. Hockney utilisa cette technique traditionnelle pour M. et Mme Clark et Percy (1970.1971). De manière révélatrice, il fut contraint, plus tard, de revenir à l’huile, quand il commença à travailler dans un style plus naturaliste. Le médium doit épouser le message.
En fait, les acryliques furent d’abord lancés comme médium et non pas comme des émulsions dispersées par l’eau, sauf pour des résines qui ne se mélangent pas avec l’eau, et dans lesquelles les polymères sont dissous dans un solvant organique. À la fin des années 1940, les fabricants de peintures américains Léonard Bocour et Sam Golden collaborèrent avec un producteur de résines acryliques pour inventer la gamme Magna de peintures acryliques pour peintres, qu’ils présentèrent comme « le premier nouveau médium de la peinture depuis 500 ans ». Les peintures Magna étaient fournies en tubes, avec une consistance semblable aux peintures à l’huile, et pouvaient être allégées avec de la térébenthine. Elles pouvaient même être mélangées avec des couleurs à l’huile.
Les peintures possédaient une grande densité de pigment, et donc pouvaient être considérablement diluées sans perdre leur intensité de couleur, alors que les peintures à l’huile très allégées deviennent translucides. Cette propriété était intéressante pour les artistes américains du Colour Field, comme Mark Rothko, Barnett Newman et Kenneth Noland, aussi bien que pour les artistes pop comme Roy Lichtenstein. Bocour aimait beaucoup traiter directement avec les artistes : il collabora avec le peintre Morris Louis pour développer une version sur mesure des peintures Magna adaptées au style très personnel de Louis. Bocour testait parfois des nouveaux produits Magna en les donnant à son fidèle cercle de peintres américains, au grand dam de peintres britanniques comme John Hoyland qui n’eut accès aux acryliques qu’en 1963.
Roy Lichtenstein n’a jamais vraiment utilisé d’autre médium que des peintures acryliques, ce qui explique que, pendant des années, sa gamme de couleurs ait été limitée par le catalogue (plutôt restreint] de Magna. Lorsque la gamme Magna fut interrompue dans les années 1980, Lichtenstein acheta tous les stocks disponibles qu’il put trouver. Mais Mark, le fils de Sam Golden, le nouveau président de Golden Artist Colours, créa une gamme comparable de peintures acryliques à la fin des années 1980 avec une variété de couleurs plus large. Il voulut aussi faire sur mesure des produits répondant à des spécifications réclamées par Lichtenstein, qui remarqua avec reconnaissance: « maintenant j’ai quatre jaunes lumineux différents au lieu d’un seul ».
Un inconvénient des peintures acryliques est que la peinture sèche se dissout dans la térébenthine, et a ainsi tendance à devenir mobile quand on peint par-dessus, à moins que chaque couche ne soit vernie. Lichtenstein était conscient de ces inconvénients (« Cela devient très poisseux si vous ne le faites pas »], mais cette exigence était difficilement acceptable par des artistes qui ne se servaient pas de surfaces lisses, parsemées de couleur.
Les matériaux acryliques sont onéreux, et la plupart des peintures ménagères émulsives (c’est-à-dire celles qui peuvent être allongées avec de l’eau) sont maintenant à base de polyacétate de vinyle (PVA). Le principe est le même : le PVA est lui-même un polymère qui peut être utilisé pour fabriquer des plastiques rigides et des résines, mais en émulsion il se disperse en gouttelettes liquides dans l’eau. Les peintures PVA furent commercialisées dans les années 1950, avec aussi l’attraction du séchage rapide. Ceci, et leur facilité de traitement, incita le peintre britannique Briget Riley à s’en servir dans les années 1960. Le fini lisse du PVA est le complément de ces compositions illusionnistes et précises.
Vers la fin des années 1960, lorsque Riley commença à peindre ses œuvres « op art » de plus en plus en couleur plutôt qu’en noir, en blanc et en gris, elle commença à chercher des matériaux qui donneraient de l’intensité à ses couleurs fortes. Elle n’était pas enthousiasmée par la gamme des acryliques Cryla de Rowney, les considérant trop « pâles » et « grisâtres », et pour cette raison, elle devait mélanger elle-même ses couleurs à partir de pigments broyés à la main, ajoutés au PVA. C’était un processus pénible et difficile, qui pouvait donner une surface peinte irrégulière. Dans les années 1970, Riley finit par opter pour les acryliques que, plus tard, elle a parfois vernis avec des huiles pour obtenir une plus grande densité de couleur.
Pour Kenneth Holland, cependant, l’avantage du PVA était financier: « Vous pouvez acheter la colle d’Elmer (une colle PVA américaine] au gallon (4,5 litres). Je l’utilise pour y mettre mes pigments séchés. » Et assurément, seule une époque offrant une peinture achetable « au gallon », couplée avec une philosophie culturelle dans laquelle la taille et l’espace sont ¡coniques, peut avoir produit les œuvres à grande échelle ce l’expressionnisme abstrait américain.
Champ et vision
Pour Mark Rothko [1903-1970], le très grand format était une manière d’immerger le spectateur dans la peinture: « Aussi grand que vous peignez le tableau, vous êtes à l’intérieur. Ce n’est pas quelque chose que vous maîtrisez. » Ce n’était pas pure démesure. Rothko voulait réaliser des œuvres qui provoquent un effet transcendant, qui aient une dimension spirituelle : « Les peintures doivent être comme des miracles. » Avec Barnett Newman et Clyfford Still, Rothko représente, selon l’expression du critique d’art Robert Hughes, « l’aspect théologique » de l’expressionnisme abstrait.
Rothko et Newman travaillaient sur de vastes surfaces interrompues de peinture, sans aucune référence figurative. En principe au moins, il n’y avait rien dans ces œuvres qui fasse réagir le spectateur, sauf une impression purement visuelle: la teinte et la luminosité de la peinture elle-même. C’était la vision de Kandinsky prise dans sa logique extrême: l’objet a entièrement disparu, seule reste la couleur. La force de l’effet étant considérée comme proportionnelle à la taille de l’image, ces peintres trouvaient nécessaire de travailler sur de grands formats, un les connaît maintenant comme le groupe du Colour Field.
Si la toile n’est pas absolument monochrome, il reste cependant quelque chose de figuratif. L’œil et le cerveau semblent exiger cela; ils s’arrangent pour construire des images familières à partir de surfaces de couleur juxtaposées, exactement comme Leider l’avait prédit. Two Openings in Black over Wine fl958] de Rothko devient une fenêtre dans une chambre sombre à travers laquelle on voit les dernières lueurs d’un crépuscule bourguignon. Ochre and Red on Red [1954; planche 62) fait penser à un paysage simplement par la vertu du format horizontal des surfaces de couleur: nous cherchons dans le miroitement la chaude brume du désert.
Selon Rothko, cependant, ces rectangles de couleur lumineuse ne représentent pas la mer ou le ciel infini, pas plus qu’ils n’en sont des figurations abstraites, ce ne sont que des choses (things). De manière typique, ils ne remplissent pas la toile comme si elle était encadrée par une fenêtre, mais s’arrêtent tout de suite sur le bord avec des limites claires. Ceci oblige à se demander s’il s’agit réellement de « colour-fields ». Dans l’œuvre de Newman, la surface est habituellement interrompue par une ligne verticale qu’il appelle un « zip ». Dans son Who’s Afraid of Red, Yellow and Blue III [1966-1967], l’étroite bande de jaune et de bleu qui encadre une toile presque entièrement de couleur vermillon, suggère indubitablement une sorte de profondeur, donnée par le rouge derrière les autres couleurs, de manière que nous ne voyons pas seulement une couleur vierge, mais une scène.
On peut théoriser sans fin sur ce qui conduisit ces peintres à chercher leur expression dans le minimalisme angoissé de la couleur brute et sans figuration. On devine une réponse dans la situation du milieu du siècle: Hiroshima, l’Holocauste, la peur de la guerre nucléaire et, aux États-Unis en particulier, une pression d’après-guerre de plus en plus réactionnaire. La réponse de Pollock est celle d’un rebelle sauvage, viril et autodestructeur, qui a été, aussi, fréquemment représenté dans le cinéma américain des années 1950. Barnett Newman alla au-devant de dérisions plus tardives avec la revendication scandaleuse, mais apparemment sincère, que ses tableaux, si on les regardait comme il fallait, annonçaient la fin du capitalisme global.
La spéculation est pour le moins encouragée, si elle n’est pas vraiment exigée, par le fait que les propres déclarations des artistes sont résolument aphoristiques. Rothko était réfractaire à l’analyse de ses œuvres avec des mots: « Une peinture n’a pas besoin de quelqu’un pour expliquer de quoi il s’agit. Si elle est bonne, elle parle d’elle-même. » Ce qui peut être juste aussi : voici Rothko, par exemple, sur son abandon de la figuration au milieu des années 1940 : « Ce n’était pas que la figure avait été supprimée […] mais les symboles des figures et, à leur tour, les formes dans les dernières toiles furent substituées aux figures. »
Peut-être, cependant, que ceci n’est pas très différent de la déclaration de Kandinsky sur le défi de l’abstraction. La solution de Rothko fut résolument autre. Alors que Kandinsky cherchait un langage visuel dans la couleur, pour les peintres du Colour Field la couleur était (assez curieusement] un moyen simple de parvenir à une fin. Rothko lui-même déniait avoir le moindre intérêt pour la couleur en tant que telle, mais expliquait qu’il n’avait pas d’autre option que de l’utiliser comme moyen d’expression: « Puisqu’il n’y a pas de ligne, que reste-t-il pour peindre? » L’idée d’arranger des couleurs de manière satisfaisante, esthétiquement ou théoriquement, comme des coloristes l’auraient fait, horrifiait Rothko, qui détruisit de lui-même des toiles dans lesquelles il s’apercevait que cela se produisait. « Si vous […] n’êtes concerné que par les relations entre les couleurs », déclara-t-il en colère à un journaliste, « alors vous oubliez le principal. » Et le principal était que: « Je n’étais pas intéressé par la relation de la couleur ou de la forme ou de quoi que ce soit d’autre. J’étais intéressé seulement par l’expression des émotions humaines de base: la tragédie, l’extase, la tristesse et ainsi de suite… Les gens qui pleurent devant mes peintures ont la même expérience religieuse que celle que j’ai eue en les peignant. »
C’est probablement pour cette raison que Rothko atténua la palette brillante de ses premières peintures Colour Field, préférant travailler avec des noirs, des bruns, des gris et des marrons foncés pour éviter les peintures n’ayant pour plaire que leurs qualités décoratives. Le but du groupe Colour Field n’avait rien à avec un étalage somptueux de couleurs, mais se rapportait à l’idée du sublime, tellement estimée au xixesiècle romantique.
Comment le décrire? Comme une sensation de vastitude, de solitude, de silence et d’infini, précisément la raison pour laquelle les peintres du Colour Field trouvèrent nécessaire d’étendre leurs œuvres à des proportions imposantes. Rothko insistait sur le fait que cette échelle immense n’était pas une tentative d’être « grandiose et pompeux », mais exactement l’opposé: « c’est parce que je veux être profond et humain ». L’acte pictural pouvait agir directement sur le spectateur seulement à travers de tels excès. On peut trouver la même chose dans les compositions abstraites en tonalités majeures de Sol LeWitt, peintes sur tous les murs d’un musée comme pour fusionner avec l’architecture dans une expérience globale.
Cependant, cette intensité presque religieuse de la sensation dans le groupe Colour Field ne s’adressait pas à des hommes à l’esprit très pratique. Rothko manifeste peu de signes d’un quelconque système pour organiser la couleur, et Newman et Still n’énoncent rien de plus théorique qu’un jeu occasionnel des primaires. Par bonheur, Rothko avait un sens inné de la couleur, mais Still a été accusé [et je ne dirais pas le contraire] d’être un coloriste plutôt pauvre, un certain désavantage pour un peintre du Colour Field. Nous sommes en présence, comme John Gage l’a souligné, d’un art de la « couleur sans théorie ». Il n’y a rien de si terrible dans cela, cependant je ne peux que soupçonner à nouveau une sorte de prédisposition à l’indifférence pour les matériaux. Rothko lui-même avouait qu’il avait « divorcé des conventions de milliers d’années de peinture »; avec des conséquences qui étaient, au moins pour une raison notable, désastreuses.
La relation de Rothko avec ses matériaux est ambivalente. D’un côté, ses techniques d’atelier sur le sujet avaient quelque chose de médiéval: à mi-hauteur d’une échelle, employant des assistants pour l’aider dans le travail du pinceau sur des œuvres religieuses monumentales [comme celle commandées pour la chapelle Rothko de Houston] et pour mélanger des baquets de peinture à base de pigments, de peaux de lapin bouillies et d’œufs. Ses expériences dans le domaine des matériaux semblent avoir été en partie guidées par les manuels pratiques de Max Doerner et de Cennino Cennini. Et, cependant, il manifeste le désir d’échapper aux contraintes de la matérialité de la peinture: il délaye tellement ses peintures que les toiles non apprêtées étaient aussi teintées que celles qui étaient peintes et, selon Dore Ashton, un collègue proche, « Rothko était toujours conscient que ses moyens n’étaient pas à la hauteur de sa vision parce qu’ils étaient matériels ». Nulle part, cette vision ne fut plus compromise que dans les immenses toiles murales offertes à l’université de Harvard.
Les peintures murales de Harvard sont peut-être un des rappels les plus désolants de ce qui peut arriver lorsque des matériaux modernes non testés parviennent jusqu’à des peintres dotés d’une indifférence suicidaire aux choses techniques. Rothko les donna à l’université en 1962. Elles se détériorèrent en cinq ans; en 1979, elles étaient en ruine, et plus exposées. Au moment de leur réalisation, elles étaient estimées à environ 100 000 $; aujourd’hui, on pense que Rothko aurait réclamé leur destruction. C’est en partie le résultat d’une mauvaise organisation et du peu d’entretien de l’université, mais on ne peut oublier les paroles du conservateur Marjorie Cohn sur « la complète ignorance, ou l’indifférence, de Rothko pour les plus élémentaires exigences de la conservation de la peinture ».
Comme toujours, Rothko avait choisi les couleurs pour les murs de Harvard [deux panneaux et un triptyque] avec grand soin : il disait qu’elles reconstituaient la Passion du Christ, avec les tonalités sombres représentant sa souffrance sur la croix, et les tonalités plus claires, sa Résurrection. Les couleurs prédominantes sont le rose sombre et le cramoisi. Mais, maintenant, on doit le deviner: tout est devenu bleu ciel.
Rothko faisait ses cramoisis avec des mélanges d’outremer synthétique, de bleu céruléen, de blanc de titane, et de deux couleurs organiques modernes: le rouge Naphtol et le rouge Lithol. Le premier, une couleur azoïque , a bien vieilli; le second est terriblement sensible à la lumière et s’est décoloré comme la pire des laques rouges médiévales. Aujourd’hui, il n’est plus accepté dans les matériaux pour artistes, mais il était probablement très répandu parmi les peintures bon marché des années 1960. Selon toute probabilité, Rothko ne savait pas quels colorants ses rouges contenaient. Son indifférence aux matériaux est souvent illustrée par sa remarque au conservateur Elisabeth Jones, alors qu’il était en train de peindre les toiles murales: « Quand il manquait de peintures, il descendait au Woolworth du coin, et en achetait une certaine quantité, sans savoir de quelle sorte il s’agissait. » Le fils de Rothko a dit qu’il s’agissait simplement d’une boutade, et il ne semble pas qu’il y ait trace de peinture ménagère dans ses œuvres. Mais il y avait une vérité plus profonde dans la plaisanterie, si ç’en était une.
Ce n’est pas insinuer, cependant, que Rothko fut ignorant des risques de décoloration due à la lumière: il en fit la remarque quand il vit que la salle de réunion du Holyoke Center de Harvard, dans laquelle les peintures étaient exposées, recevait directement les rayons du soleil. Mais, en général, l’insistance de Rothko sur l’éclairage atténué pour présenter ses œuvres [comme c’est le cas pour les peintures murales ‘Seagram’ de la Tate Gallery de Londres) était plus due à sa crainte de voir la lumière trop brillante faire disparaître l’intensité des couleurs et les empêcher d’étaler leurs subtiles vibrations. Les autorités de Harvard, elles, avaient supposé qu’elles pouvaient traiter les toiles comme les peintures à l’huile que les précédents présidents avaient accrochées aux murs. La salle du Holyoke était utilisée pour des repas et des cocktails, ce qui ajoutait des traces de nourriture, des déchirures et des graffitis aux dommages des ans.
La technique expérimentale de Rothko d’appliquer des peintures allégées au badigeon, travaillées par-dessus avec des huiles étalées très finement, de l’œuf brut et des peintures synthétiques, a aussi laissé sa marque sur les peintures murales de la chapelle Rothko [1965], qui sont défigurées par des raies blanchâtres et des craquelures (peut-être dues au gonflement des cristaux de résine non dissous). Mais, au moins, les rouges synthétiques à base d’alizarine utilisés dans ces monochromes marron foncé ont gardé leur intensité. Ailleurs, Rothko utilise des rouges non organiques fiables — rouge de cadmium et oxyde de fer — et ses œuvres exécutées à l’acrylique sur papier et sur carton n’ont presque rien perdu de leur splendeur. Il semble qu’il puisse s’agir autant du hasard que d’autre chose: lorsque Rothko voulait un rouge, il regardait sa teinte et non pas sa composition.
Il aurait mieux fait de suivre le conseil de Robert Motherwell (1915-1991), le leader intellectuel de l’expressionnisme abstrait: « Le pur dont certains peintres abstraits parlent, dit-il en 1944, n’existe pas […] N’importe quel rouge a ses racines dans le sang, le verre, le vin, les casquettes de chasseurs et mille autres phénomènes concrets. » Motherwell, donc, plaide pour le côté « sale » du mouvement, à cause des sensualistes plutôt que des transcendantalistes. Il voyait que « la recherche du sujet », que tous les abstraits ont dû affronter, pouvait être menée à travers le processus physique même de la peinture, qui entraîne une appréciation des matériaux: leur liquidité ou leur solidité, leur cristallinité et leur transparence. Commentant une exposition de Pollock, il dit: « depuis que la peinture est le médium de la pensée, la résolution [de la recherche du vrai sujet] doit échapper au processus de la peinture lui-même ». C’est précisément ce que Pollock croyait: que l’œuvre avait « une vie par elle-même » qui se révélerait à travers son traitement des matériaux.
Les peintures de Willem De Kooning [1904-1997] ont en commun avec celles de Pollock une indéniable matérialité qui témoigne de la sensibilité de l’artiste aux matériaux. Il utilisait une variété de moyens de peindre, y compris des huiles et des émaux bon marché destinés à la peinture d’enseigne, et quelquefois il en rehaussait la texture avec du plâtre de Paris et du verre pilé. Certaines de ces œuvres sont lumineuses et d’une tonalité élevée; d’autres ont des couleurs sales avec des traces de charbon de bois. Sa prédilection à modifier et retravailler la surface peinte le conduisit, dans les années 1950, à abandonner les peintures à base d’alkydes pour la même raison que d’autres les avaient choisies : leur rapidité de séchage.
Le voile doré
Kenneth Noland [né en 1924] et Morris Louis [1912-1972] faisaient partie du groupe qui, dans les années 1950, hérita de l’influence des expressionnistes abstraits, Pollock, Rothko et Motherwell, sous l’encombrante étiquette d’abstraction post-chromatique. Noland et Louis, comme Rothko, aimaient fabriquer de la couleur à la fois lumineuse et numineuse en parvenant à un effet de tache avec de légers badigeons. Ensemble, en 1953, ils visitèrent l’atelier de Frankenthaler où Louis, âgé de quarante et un ans, semble avoir fait l’expérience d’une sorte de révélation. Dans les très fines couches de peinture à l’huile fortement diluée de Frankenthaler qui, dans Mountains and Sea (1952], produisaient un fini semblable à celui de l’aquarelle, Louis perçut un effet de souillure qui galvanisa son art. Mais lui et Louis hésitaient à imbiber des toiles non préparées d’huiles diluées, craignant que le médium ne pourrisse les fibres. Aussi, tous les deux accueillirent avec joie les peintures acryliques Bocour dans les années 1940, à cause de la manière dont les peintures Magna gardaient fermement leur intensité de couleur, même quand elles étaient délayées jusqu’à avoir la consistance de l’eau.
Louis créa sa série de « Voiles » peintes, à la fin des années 1950, en répandant de la peinture très délayée sur la toile. Des applications répétées dans une gamme de couleurs lumineuses créaient l’apparence de la transparence, des sortes de rideaux de gaze où toutes les couleurs se mélangeaient dans un brun doré chaleureux [planche 63]. Pour ces compositions, Louis utilisait de la peinture mais ne peignait pas vraiment: la couleur imprégnait la toile dans un processus de teinture.
Louis conserva la technique du ruissellement dans ses séries c Unfurled » des années 1960, mais en l’utilisant avec un plus grand contrôle et sans surimposition ni mélange de couleurs. Il combinait le ruissellement avec une méthode d’essuyage permettant de guider la peinture en bandes de couleur diagonales, laissant la plus grande partie de la toile en blanc. Une fois que les couleurs étaient disposées individuellement, Louis ne s’intéressait plus à leurs qualités. Sa palette d’une vingtaine de couleurs était fournie directement par Bocour, à qui Louis demandait de fabriquer des couleurs fraîches à chaque fois et de nettoyer les machines soigneusement entre la préparation de chaque couleur. L’extrême dilution du liant acrylique signifiait, cependant, qu’il pouvait être difficile d’obtenir une surface peinte lisse; il y a des traces de grumeaux de particules de pigments dans certaines de ses œuvres.
Vu que les tableaux de Rothko et de Newman, et dans une certaine mesure les « Voiles » de Louis, respirent un certain mystère et un effet d’atmosphère, Kenneth Noland et Frank Stella voulurent une peinture qui soit plus directe, libérée de ces qualités « supplémentaires ». Pas de miracle, insistent-ils, ce que vous voyez, c’est ce que vous obtenez. Ils en vinrent à être appelés l’École du Hard Edge, illustrée par les austères peintures cibles de Noland [planche 64], En 1969, Noland disait: « Je voulais que la couleur soit à l’origine de la peinture. Dans l’ordre, j’ai essayé de neutraliser le tracé, la forme, la composition, pour parvenir à la couleur… Je voulais faire de la couleur la force génératrice219. » Il n’y aurait, en d’autres mots, aucun disegno du tout, ni la moindre « signification », mais simplement de la peinture pour l’amour de la peinture.
C’est une idée clairement nord-américaine. Des peintres du Vieux Continent n’auraient jamais pu l’assimiler, ce qui est peut-être la raison pour laquelle l’Anglais John Hoyland trouva sa propre approche du style Hard Edge, d’ailleurs mal reçue par les Américains qu’il admirait. Le minimalisme apparent dans les œuvres de Stella et de Noland a ses antécédent dans les monochromes blancs « suprématistes » de Malevitch dans les années 1910, ou les bleus monochromes de Klein dans les années 1950; Malevitch et Klein insistaient sur une interprétation philosophique: peindre une idée. Pour les minimalistes américains, c’était juste de la peinture.
Pour Noland, influencé par l’empiriste de la couleur Josef Albers, même la peinture était dans une certaine mesure une nécessité malheureuse, une couche encombrante qui représentait la seule manière qu’il connaissait de mettre de la couleur sur une surface. « Il s’agit d’obtenir que descende, sur la surface la plus mince qu’il est concevable, une surface tranchée dans l’air comme au rasoir. C’est entièrement de la couleur et de la surface. C’est tout. » Il n’apprécia aucune découverte comme l’égalité de surface et la grande capacité de couverture qu’offrent les nouveaux acryliques.
Cependant, en dépit de son insistance sur l’élimination des structures, Noland fut obligé d’employer quelque peu le dessin. Son minimalisme n’était pas de la monochromie mais des interactions de couleurs et, avec plus d’une couleur dans le tableau, il devait y avoir des bordures. Sa solution était d’employer des formes « neutres » dépourvues [du moins telle était son intention] de contenu émotionnel : d’abord, les cercles concentriques de sa Target, puis des chevrons gigognes et des rayures parallèles, et il exposa l’intention qui le motivait: « Pour moi, la couleur est le moyen de mon expression. C’est automatique. Je ne suis pas en train de « rendre hommage à un carré ». C’est seulement le plat dans lequel je sers ma folie de la couleur220. » Dans ces plats, délimités par des caches en ruban, Noland mettait sur la table des mets chromatiques d’une douce sobriété. Les couleurs pouvaient être tout à fait saturées, mais leurs relations n’avaient rien de la splendeur — disons — de l’orphisme. Souvent, seules des couleurs apparentées étaient juxtaposées: bleu contre vert, orange contre rouge et rose, des dissonances ponctuées seulement ici et là par un contraste brutal.
Les premières œuvres de Frank Stella, dans les années 1950, étaient quelque chose de différent. Elles étaient habituellement monochromes, une seule couleur parsemée d’un dessin en blanc linéaire et répétitif (planche 65], On lui attribue une approche matérialiste, avec un accent spécial mis sur les matériaux; cependant, il agissait simplement en adhérant à l’idée que le peintre n’a pas besoin de matériaux spéciaux. Comme nous l’avons vu plus haut, la couleur était pour Stella [au moins initialement à la merci du commerce : « J’ai juste employé ce que les magasins ordinaires de peinture proposaient. »
À l’occasion, ce que ces magasins proposaient pouvait être une peinture métallique de cuivre pour prévenir la croissance des bernacles sur les coques de navires. Une autre fois, ce fut de la peinture d’aluminium argenté pour radiateurs. Ces peintures métalliques étaient autre chose que de la peinture, elles n’avaient pas été fabriquées pour leur aspect visuel mais pour les autres propriétés que leurs paillettes métalliques en suspension contenaient. En renonçant à la couleur, Stella prit une direction nouvelle.
Mais, dans les années 1970, l’œuvre de Stella changea radicalement. Il se souciait toujours aussi peu de ses matériaux, et continuait à se servir de peintures alkydes ménagères ou industrielles à la place d’émulsions acryliques, qu’il trouvait « trop sophistiquées ». Ces alkydes étaient fabriqués par la société de Benjamin Moore, et Stella utilisait généralement les primaires et les secondaires directement issues de l’étain : « Il n’y avait aucune tentative d’adapter la couleur, ce n’était qu’un usage mécanique de leurs couleurs. »
Pourtant, il commença à combiner ces couleurs dans des œuvres mi-peintes, mi-sculptées « des peintures en relief » avec la présence d’objets trouvés barbouillés de graffitis, agrémentés de rose foncé, de rouges et de verts (planche 66], Il dessinait ses formes sur le papier puis les faisait découper par une société travaillant le métal dans des alliages d’aluminium alvéolé utilisés dans l’industrie aéronautique. Il couvrait ces objets non seulement de peinture mais d’un assortiment de substances: paillettes, éclats, verre pilé…
Qu’est-ce qui provoqua ce changement? Curieusement, l’éclectisme de plus en plus grand de Stella vis-à-vis des matériaux fut stimulé par la sensation que son style minimaliste était trop « matériel », trop dépendant de la peinture pure. Ceci, suggéra-t-il, était le legs de Kandinsky, qui n’a jamais tout à fait réussi à convertir la peinture en espace, et ainsi a fini par « remplir le paysage de pigments ». Stella disait: Stella suggérait que le problème avec Kandinsky était une conséquence de son incapacité à accepter le fait qu’il n’était pas en train de travailler avec de la couleur pure [comme il aurait pu le préférer], mais avec un matériau physique qui demandait à être compris et adapté à son propre dessein. « Il ne semble jamais pousser la peinture aussi loin [que Picasso], se plaint Stella, il ne semble jamais pénétrer la surface avec autant de succès. » C’est une accusation tout à fait plausible quand on considère l’atmosphère mystique, anti-matérialiste du Bauhaus des années 1920. Picasso et Malevitch, d’un autre côté, « dans leur acceptation de la matérialité […] arrivèrent tous deux aux limites de la surface de la peinture […] Ils étalèrent des pigments sur une surface se soutenant elle-même, à l’intérieur de laquelle ils auraient voulu parvenir. » Pour Stella, donc, la peinture est quelque chose qui doit être surmonté.
De nombreux coloristes modernes ont cherché cela en agissant au-delà de la peinture. Et une étude approfondie de la couleur artistique contemporaine devrait faire de même. L’œuvre de Donald Judd et d’Anish Kapoor, par exemple, peut être à proprement parler considérée comme de la sculpture. Mais Judd s’estime lui-même peintre, et fait remonter ses racines jusqu’à Delacroix, aux théoriciens du chromatisme pictural Chevreul et Rood, et plus que tout aux peintres du De Stijl. La peinture en émail couvre certaines des structures de bois et d’aluminium, mais sa palette embrasse aussi des matières plastiques, des métaux et la lumière des reflets colorés. Kapoor apporte le luisant d’un métal réfléchissant dans le domaine de la couleur.
L’artiste américain James Turrel compose à partir d’un jeu de lumière colorée, incluant le bleu pur du jour et le firmament parsemé de paillettes de la nuit qui apparaissent à travers les ouvertures de ses installations. D’autres artistes travaillent avec l’éclat voyant des lumières colorées fluorescentes, ou la lueur translucide des boîtes lumineuses, ou l’arc-en-ciel minutieux des diodes émetteurs de lumière [auxquels les chimistes n’ajoutèrent une lueur bleue que dans es années 1990], créant des scènes plus authentiquement rayonnantes que les impressionnistes auraient pu en rêver. Chacun de ces médiums a, bien sûr, sa propre technologie avec sa propre histoire, ses anecdotes et ses restrictions. Chacun rejoue la danse de la cause et de l’effet entre l’innovation scientifique et l’expression artistique.
De nouvelles couleurs
Mais il est temps de revenir enfin à la vraie peinture; car l’innovation dans la couleur n’a pas cessé durant tout le XXe siècle. Il y a eu toutes sortes de développements. Au milieu du xixe siècle, George Field était capable de tester virtuellement tous les matériaux qui fournissaient de la couleur à la palette du peintre. Aujourd’hui, la liste des colorants fabriqués industriellement couvre les 9 000 pages, en neuf volumes, du Colour Index International, la bible des teinturiers et des coloristes. Ces couleurs synthétiques brillantes n’ont plus de noms poétiques mais sont cataloguées, sans compromis, par teinte, par usage et par un nombre précisant leur composition chimique : Cl Vat Red 13 Cl No. 70320, Cl Food Yellow 4 Cl No. 19140. Les ambiguïtés des terminologies plus anciennes sont bannies et un peu de leur magie est indiscutablement partie avec elles. Environ 600 de ces matériaux sont-des pigments, cependant que plus de 9 000 sont des teintures qui attestent du pouvoir de la chimie organique à façonner la couleur à des fins précises.
Cependant, un sociologue pourrait tirer quelques conclusions intéressantes du fait que le pigment de nombreux produits, celui qui est employé en quantité la plus importante, est de loin le blanc. Un coup d’œil à l’intérieur de n’importe quel immeuble, commercial ou pas, nous rappelle que cette « non-couleur » est la plus largement choisie pour recouvrir notre environnement synthétique. (Bien sûr, le blanc yT est aussi très utilisé pour modérer la saturation des autres pigments dans une tonalité considérée, de nos jours, comme plus douce à l’œil], David Batchelor s’est beaucoup amusé de la mode croissante du goût minimaliste pour les intérieurs blancs : Cependant cette sorte de blanc, le principal pigment actuel, n’existait pas avant le XXe siècle.
Le blanc de plomb était un des principaux produits préindustriels, et malgré l’émergence du blanc de zinc comme couleur pour artistes au xixesiècle, le pigment de plomb resta prééminent dans le contexte industriel parce qu’il était beaucoup moins cher, et que dans l’huile il reste plus opaque et sèche plus vite. En 1900, le blanc de plomb dominait encore virtuellement tout le marché des pigments blancs. Mais, entre 1916 et 1918, les compagnies chimiques de Norvège et des États-Unis découvrirent comment fabriquer et purifier un oxyde de titane, blanc et opaque, identifié en 1796 par le chimiste allemand Martin Klaproth.
Le blanc de titane, ou dioxyde de titane, a deux fois le pouvoir de couverture du blanc de plomb et il est, en outre, extrêmement stable. Une fois les difficultés de fabrication résolues, le blanc de titane devint rapidement le pigment blanc dominant: en 1945, il représentait 80 pour cent du marché. Avec pour résultat la chute des empoisonnements fatals au plomb à l’occasion de la préparation du blanc: il y avait eu vingt-huit cas dans le Royaume-Uni en 1910, il n’y en eut aucun en 1950. Aujourd’hui, la plupart des peintures blanches de n’importe quelle sorte sont du « blanc de titane ».
Mais la couleur du xxe siècle a gagné en variété ce qu’elle a perdu en largeur d’application. Dans les années 1950, une classe de pigments complètement nouvelle fut introduite: les composés organiques richement colorés et hautement stables appelés quinacridones. Ce sont des « pigments vraiment organiques »: des solides en poudre rassemblant des minéraux broyés mais composés uniquement de molécules organiques.
Les premiers pigments vraiment organiques, à base de sels de teintures azoïques, remontent en fait aux années 1880. Parce que ces composés organiques colorés ne devaient pas être attachés à des particules non organiques pour faire des pigments de laque, il devint possible d’appliquer à la fabrication de pigments la « synthèse des couleurs » de plus en plus rationnelle qui s’est développée à partir de l’industrie de la teinture synthétique. Le premier pigment azoïque, le jaune de tartrazine, fut breveté en 1884.
Découverts en 1896, les quinacridones mirent plus de temps à émerger comme pigments. En 1935, un chimiste allemand nommé H. Liebermann (à ne pas confondre avec le Liebermann de la synthèse de l’alizarine, qui mourut en 1914] fit la synthèse de la première quinacridone pouvant être utilisée comme pigment. Cependant, ce n’est que vingt ans plus tard que des chimistes de DuPont aux États-Unis commencèrent à chercher des méthodes pour les fabriquer sur une base commerciale. Les pigments de quinacridone furent commercialisés à partir de 1958, offrant des couleurs du rouge-orange au violet. ils furent rapidement adoptés par l’expressionnisme abstrait new-yorkais qui fit bon accueil à leurs teintes violentes. De nombreuses couleurs pour artistes sont maintenant colorées avec de la quinacridone.
N’étaient ces pigments organiques, on pourrait raisonnablement s’inquiéter pour l’avenir du rouge. Le rouge de cadmium est devenu le riche écarlate canonique de l’âge moderne, une couleur sans égal pour n’importe quel pigment de laque à cause de son pouvoir de couverture et se stabilité à la lumière. Le cadmium est un métal lourd légèrement toxique, et les couleurs de cadmium ne présentent pas un grand danger pour le peintre. Malgré tout, des inquiétudes sur les effets des métaux lourds pour la santé et l’environnement en général, renforcées par les problèmes de pollution par le plomb et le mercure, ont conduit à des restrictions plus fortes sur les produits contenant ces éléments. Il a été question d’interdire totalement le cadmium dans les peintures. Il est peu probable que cela arrive; mais, dans ce cas, les quinacridones seront les substituts les plus adaptés. À vrai dire, des peintures avec une étiquette de rouge ou d’orange de cadmium sont maintenant souvent pigmentées avec ces molécules organiques; le nom, comme d’autres à travers les siècles, est passé d’un indicateur de composition à une teinte.
Nous pouvons être sûrs que de nouvelles alternatives continueront à apparaître. En 1983, le premier brevet fut déposé pour une autre classe de pigments organiques, appelés diketopyrrolo-pyrroles ou DPPs. La molécule organique absorbant la lumière dont les DPPs sont dérivés fut découverte en 1974. Initialement, c’est un produit de réaction tout à fait mineur, il fut développé dans un composé commercialement viable par le chimiste Abdul Iqbal chez Ciba-Geigy à Bâle. Les pigments DPPs, dont la gamme se situe entre le rouge et l’orange, sont toujours précieux et Ciba- Geigy les fabrique d’abord pour l’industrie automobile. Il n’y a aucun doute que le domaine industriel plus étendu apportera éventuellement, selon le vieux schéma, les couleurs au marché des artistes. Des peintres obtiendront leurs couleurs pour les mêmes raisons que toujours: parce que la chimie a de nombreux débouchés par ailleurs.
Une tradition de révolution
Mais quelqu’un peindra-t-il encore dans dix ou vingt ans? Ce n’est pas un art à la mode. Les peintres sont devenus des individus relativement atypiques parmi les candidats au très médiatique prix Turner, remis annuellement en Grande-Bretagne à de jeunes artistes. (Lorsque je me souviens que le premier prix Turner, en 1984, fut attribué à un interprète de stériles — quoique sans doute impeccablement postmodernes — peintures d’un réalisme quasi photographique, je peux me rassurer et me dire que ce n’était pas le test au tournesol de l’art ultime.) Les noms de jeunes peintres pas vraiment nouveaux sont sur les lèvres de chacun [au moins, pas plus de quelques semaines!]. Nous sommes toujours bénis avec notre Frank Auerbach, notre Howard Hodgkins, notre Lucian Freud; mais aurons-nous nos Klee, Goya et autre Raphaël?
Je dois faire attention de ne pas commencer à ressembler à Pline se lamentant sur l’Âge d’or passé, alors que Apelle tenait encore son pinceau. Ou peut-être un Pline à l’envers, déplorant que, de nos jours, peu d’artistes sachent comment utiliser au mieux la couleur brillante et forte plutôt que la boue grisâtre — pas même le brun Rembrandt —qui est répandu sur beaucoup de toiles contemporaines. La vérité est que nous avons plus que suffisamment de splendeurs dans la peinture du xxesiècle, et qu’il importe peu que les dernières années aient perdu leur éclat. Qui maintenant, par exemple, se plaint de l’époque en jachère de la fin du XVIIe siècle, lorsque Vermeer, Velázquez, Rubens et Rembrandt avaient disparu et que personne ne leur avait succédé?
Où les prochains grands coloristes nous entraîneront, et qu’y aura-t-il sur leur palette? Sans doute, la pigmentation traditionnelle sera passée au second rang, et les paillettes et éclaboussures métalliques de Stella et des artistes pop seront complétées par de nouvelles possibilités — des couleurs perlées [John Hoyland les a déjà utilisées] ou des pigments changeants suivant l’angle du regard. Les deux sont déjà fabriqués pour l’industrie automobile. Peut-être que des artistes utiliseront des cristaux liquides dont la couleur change avec la température, ou qui offrent un arc-en-ciel iridescent instantanément.
Enfin, peut-être. Je pense que tous ces médias seront certainement utilisés, parce que c’est ainsi que l’art procède, en trouvant le moyen de profiter de ce que la technologie lui offre. C’est, j’espère, le message principal de cet ouvrage: la technologie ouvre de nouvelles portes aux artistes. Et, bien sûr, les techniciens ne peuvent pas prescrire celles que franchiront les artistes, ou ce qu’ils trouveront sur l’autre rive. « Le peintre du futur, disait Van Gogh, est un coloriste comme il n’y en a jamais eu auparavant. » Je l’espère aussi. L’ironie suprême est que les industriels de la peinture, les théoriciens de la couleur et les fabricants de couleurs influencent dans leur pratique les artisans, qui ont traditionnellement été des gens à l’esprit conventionnel, mettant de nouveaux et miroitants instruments aux mains de visionnaires qui en feront quelque chose de fou, qui briseront le moule et provoqueront une révolution. Cela peut prendre du temps.
Vidéo : L’art pour l’amour de l’art : nouveaux matériaux , nouveaux horizons
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Une réponse pour "L'art pour l'amour de l'art : nouveaux matériaux , nouveaux horizons"
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