les teintures et l’industrialisation de la couleur : Une carrière en couleur
L’extraction des teintures de leurs sources naturelles et leur fixation dans les textiles demandèrent toujours plus de connaissances chimiques. À la fin du XVIIIe siècle, les fabricants de teintures devinrent de plus en plus conscients des avantages qu’il y avait à demander conseil aux chimistes professionnels, par exemple sur des points comme le développements des nouveaux mordants. Cet art chimique pouvant servir à l’industrie textile fut souligné en 1766 par le chimiste écossais William Cullen: « Le maçon veut-il du ciment? Le teinturier veut-il les moyens de teinter une étoffe d’une couleur particulière? Ou bien le blanchisseur veut-il un moyen de faire disparaître toutes les couleurs? C’est au chimiste philosophe de les aider. » Bien sûr, Théophile aurait pu dire à peu près la même chose de l’alchimie du XIIe siècle. Mais ce qui était spécifique de l’époque de Cullen et du siècle qui suivit, c’est l’apparition à la fois des moyens de modifier de manière sophistiquée des substances de nature organique ou inorganique, et de la compréhension théorique de la pratique chimique.
Toutes les principales entreprises de teinture du début du xixe siècle furent amenées à employer des coloristes professionnels: des gens connaissant simultanément la théorie chimique et les pratiques de l’activité du textile. Leur origine remonte non pas aux teinturiers du début du XVIIIe siècle mais plutôt aux corporations de peintres, dessinateurs et imprimeurs. Il n’était pas évident au début du XVIIe siècle que les chimistes aient un large rôle à jouer dans l’activité de la teinturerie. La Royal Society de Londres avait, en 1664, appointé une commission [incluant Robert Boyle] pour enquêter sur les méthodes d’imprimer de bons coloris sur les tissus. Et, au début du XVIIIe siècle, des chimistes comme Georg Ernst Stahl et Pierre-Joseph Macquer avaient affirmé que la teinture ne pouvait pas être pratiquée sans une bonne connaissance de la chimie. Mais l’idée que l’on pourrait teindre encore longtemps selon les principes du Moyen Âge, par la transmission d’un savoir traditionnel, ne fut pas sérieusement remise en question jusqu’aux innovations technologiques apparues vers le milieu du siècle.
La principale de ces nouveautés fut l’introduction, dans les années 1730, du procédé du « bleu anglais », appelé pencil blue en Angleterre. Celui-ci permettait d’imprimer l’indigo directement sur les tissus à partir des plaques de métal. Auparavant, les surfaces laissées claires devaient avoir été masquées, puisque les méthodes traditionnelles de mordançage de la teinture à l’indigo n’étaient pas compatibles avec les techniques d’impression. Ce problème fut résolu par je procédé du bleu anglais, en ajoutant de l’orpiment dans les cuves. En 1764, cette technique fut combinée à des innovations mécaniques permettant d’imprimer le bleu anglais non plus avec des plaques mais avec des blocs (blocks]. Une formation de chimiste était un préalable indispensable à la gestion du mélange complexe de teintures et de mordants pour ce procédé.
De plus, en 1752, on put imprimer directement avec des plaques métalliques : la teinture rouge de garance devint possible lorsque Francis Nixon, en Irlande, inventa un épaississeur permettant au mordant de rester sur les plaques. Ces innovations rendirent possible l’impression multicolore des textiles, et bientôt l’impression en quatre couleurs [rouge- bleu-jaune-vert] devint la règle dans toute l’Europe.
L’importance de la chimie était de plus en plus soulignée par le développement des décolorants. Au début du XVIIIe siècle, les textiles étaient décolorés avec de l’acide sulfurique, ce qui n’arrangeait pas vraiment les tissus. Le chimiste français Claude-Louis Berthollet montra, dans les années 1780, que le chlore, découvert par Cari Scheele, avait un pouvoir décolorant sans les conséquences corrosives de l’acide. Les fabricants de teintures avaient tendance à trouver leurs chimistes dans les rangs des corporations de peintres, car l’association de l’impression de chintz avec cette corporation, plutôt qu’avec celle de la teinturerie, avait permis de créer un milieu de professionnels de la couleur, familiers non seulement des besoins des artistes mais aussi de la fabrication et de l’impression des textiles. Ces individus ont renforcé les liens entre la chimie professionnelle et la technologie de la couleur.
Écrivant autour de 1766, l’imprimeur bâlois de calicot Jean Ryhiner déclarait qu’un bon coloriste devait posséder une solide connaissance de la chimie, de la composition des couleurs et des pratiques spécifiques de l’impression textile. (Il en vint à prétendre, faisant apparemment référence à sa propre position de responsable de fabrique, que de telles personnes n’existaient pas.] Ryhiner identifiait aussi une catégorie particulière de coloriste: les « Arcanists » itinérants qui vendaient leurs secrets de fabrication des couleurs, et leurs applications, de fabrique en fabrique. Ainsi, l’idée médiévale d’arcane — des secrets exotiques, étroitement gardés — était toujours vivante. De telles personnes étaient, dit Ryhiner, un danger pour l’industrie; mais elles n’étaient pas destinées à survivre longtemps dans le nouvel âge industriel. Vers la fin du XVIIIe siècle, la plupart des coloristes étaient employés pendant de nombreuses années dans la même société. Et, au milieu du xixe siècle, la profession de coloriste dans l’impression textile était considérée comme l’un des plus importants choix de carrière pour un chimiste de formation.
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