Recettes Secrètes: l'Héritage Artistique de l'Alchimie
Si nous devons en juger d’après la pièce de Ben Jonson L’Alchimiste, représentée pour la première fois en 1610, à Londres, au théâtre du Globe, l’art alchimique n’était pas très estimé dans l’Angleterre de Shakespeare. Subtil, le rôle-titre, est un « fourbe en liberté », un escroc qui entortille les crédules grâce à un discours mystique et qui en profite pour les détrousser de leur argent. Quoiqu’il n’y ait jamais aucun doute sur le fait que Subtil est un faux alchimiste, il est possible que Jonson ait aussi souhaité lancer des calomnies sur ceux qui prétendaient être de véritables praticiens. La moquerie est d’autant plus pertinente que Jonson n’était pas un profane ignorant créant des personnages de paille.
On a soutenu que sa connaissance de l’alchimie « était plus grande que celle de n’importe quel autre écrivain anglais important, à l’exception possible de Chaucer et Donne ». Lorsque Subtil parle dans son jargon alchimique incompréhensible, il utilise en gros les mêmes termes, et dans leur sens exact, que les authentiques alchimistes. Il est probable qu’il a pris comme modèle Simon Forman, un pseudo-alchimiste contemporain emprisonné à plusieurs reprises pour tromperies, et qui se livrait à un commerce très lucratif d’élixirs d’amour, de porte-bonheur et de « nombreuses choses étranges et grossières » auprès des dames crédules de la bonne société londonienne.
Chaucer partage le scepticisme de Jonson. Le Chanoine, dans ses Contes de Canterbury [vers 1387] est l’archétype du « souffleur », celui qui peine en vain dans son laboratoire enfumé à la recherche de la Pierre Philosophale capable de transformer n’importe quel métal en or. Pour autant, il a l’air minable et dépenaillé: « son mantel n’intéresserait pas une mite […] il est dégoûtant à pleurer ». Comme son assistant le dit dans le Conte de l’Assistant du Chanoine, ses collègues ne valent pas mieux que Subtil: l’un des employeurs précédents de l’Assistant a roulé un prêtre avaricieux grâce à une démonstration frauduleuse de transmutation des métaux en argent.
Cette image populaire des alchimistes comme charlatans et faiseur de tours, a rendu la chimie soucieuse d’échapper à cet héritage douteux. Mais, à des époques plus récentes, l’alchimie a commencé à se débarrasser de sa mauvaise réputation; les études savantes ont rétabli une image plus fidèle de ses buts, de ses praticiens et de ses acquis. Il y a eu, sans aucun doute, de nombreux escrocs se réclamant de l’alchimie; il y a eu aussi de nombreux nigauds ignorants dont la cupidité plus que la curiosité était la première motivation. Mais, pour la plupart des experts. Sincères et bien informés de l’art ésotérique, la richesse n’était pas l’objectif. ils s’interrogeaient sur la nature de notre bas monde, dans lequel les propriétés de la matière et ses transformations étaient inséparables des qualités de l’homme et de sa vie spirituelle.
Jusqu’au XVII siècle, il était banal pour les gens de culture d’avoir quelque connaissance en alchimie. Albert le Grand et Roger Bacon, les grands érudits du XIIIe siècle, étaient familiers non seulement de la tradition et de la littérature alchimique, mais aussi de sa pratique; l’habileté expérimentale de Bacon lui permit de trouver la formule de la poudre à canon. Martin Luther avouait: « l’art de l’alchimie […] m’attire fortement […] en raison de sa dimension allégorique et de ses significations ésotériques qui sont vraiment belles ». Le contemporain de Luther, le Suisse Paracelse, souvent considéré comme le père de la médecine de traitement par des substances chimiques, fut l’un des plus influents alchimistes du XVIe siècle. Il est probable que Newton passa plus de temps à ses expériences alchimiques qu’à ses théories physiques qui bouleversèrent les sciences du XVIIIe siècle; mais à son époque, un tel intérêt était considéré comme peu recommandable, et il prit soin de le dissimuler.
Plusieurs artistes, aussi, furent initiés à l’alchimie. Le graveur Hans Weiditz de l’École d’Augsburg, un contemporain de Dürer et de Cranach, nous a laissé, dans une illustration datant de 1520 (fig. 6], une des images les plus frappantes de l’alchimiste à l’œuvre. La gravure de Dürer, intitulée La Mélancolie [1514] fourmille de symboles alchimiques; ceux-ci figurent aussi dans des œuvres de Cranach, Grünewald et Jan Van Eyck. Son influence n’était pas limitée au Nord: Giorgione, Campagnola et le Parmesan ont aussi parsemé leurs peintures d’allusions alchimiques.
La principale influence de l’alchimie sur l’art n’est pourtant pas celle d’une source de symbolisme secret. Cartes origines ne se trouvent pas dans la métaphysique mais dans la pratique artisanale des temps anciens. L’alchimie est, à la racine, un art de la transformation. Elle a fourni une structure théorique permettant aux expérimentateurs la possibilité de donner une signification aux changements que les actions du feu, de l’eau, de l’air, des vapeurs et du temps provoquent sur les matériaux. Car, comme nous l’avons déjà vu, ces changements étaient souvent accompagnés d’une modification des couleurs, et il n’est donc pas surprenant que l’alchimie pratique soit devenue le moyen par lequel les artistes ont obtenu les couleurs artificielles. Cennino Cennini, toujours homme pratique, se réfère à maintes reprises à la préparation alchimique des pigments, et on peut supposer qu’il s’efforçât de suggérer à ses lecteurs que leurs matériaux pouvaient être fabriqués industriellement.
Mais, exactement comme un « chimiste » peut aujourd’hui être considéré comme un scientifique académique ou un pharmacien des beaux quartiers, un « alchimiste » signifiait alors de nombreuses choses. Les artistes médiévaux achetaient leurs matériaux aux apothicaires et aux pharmaciens, des commerçants qui pouvaient avoir fabriqué les pigments eux-mêmes. Ils constituaient un groupe distinct des « chrysopoeian adepti », ceux qui cherchaient les secrets ésotériques permettant la transmutation du plomb en or, ou qui luttaient contre les aspects philosophiques et religieux de l’art. Dans son ouvrage fondateur The Sceptical Chymist [1665], le chimiste Robert Boyle montre clairement qu’il faut tracer une ligne entre les « préparateurs », les « souffleurs » de Chaucer, dont le cerveau était « troublé par les vapeurs des fourneaux », et les « adepti » orientés vers la théorie. Pour Boyle, charlatans et illuminés formaient le premier groupe, alors que ces derniers étaient des gens intellectuellement sérieux.
Tout au moins, c’est ce que Boyle voudrait nous faire croire, aspirant lui-même à être considéré comme un adepte54. Mais la distinction était sûrement plus apparentée à celle souvent évoquée entre beaux-arts et arts graphiques, ou entre technologie et science: les « préparateurs » pouvaient nourrir l’ambition d’atteindre le statut d’adeptes; les adeptes regardaient de haut les praticiens comme appliquant mécaniquement des recettes. Les deux ne pouvaient pas partager une cause commune, mais ils puisaient à la même source. En alchimie,, la couleur est le lien crucial entre la théorie et la pratique. C’était la clef de l’art chrysopoeian, et on peut à peine imaginer que les découvertes faites dans ces efforts n’auraient pas filtré jusqu’au niveau prosaïque de la fabrication des pigments. Ce n’est pas une coïncidence si artistes et alchimistes se servaient des mêmes matériaux.
Et nous devons nous souvenir que la magie était aussi réelle pour le peuple ordinaire du Moyen Âge que pour les adeptes de l’alchimie. La magie était tissée dans l’étoffe de la culture occidentale et, sans elle, les fils se seraient séparés depuis de longs siècles. Elle était, pour la gêne occasionnelle de (‘Église, mélangée à la croyance religieuse. Peindre était aussi à l’origine une affaire religieuse : au même moment, un métier terre à terre et une activité de dévotion pouvaient être investis d’un pouvoir spirituel apparenté à celui de l’art de l’Égypte ancienne. Peu étonnant que les couleurs du peintre puissent surpasser leur propre matérialité et prendre une signification presque divine. Lorsque l’écrivain vénitien du xvie siècle Paolo Pino appelait [a….. combinaison de couleurs sur la toile « la véritable alchimie de la peinture », nous devons garder à l’esprit qu’il n’use pas du mot « alchimie » à la manière facile et gratuite dont il est répandu de nos jours. Il a l’intention de suggérer une authentique correspondance par laquelle, comme l’historien de l’art Martin Kemp l’écrit, les matériaux « transcendent mystérieusement la nature de leurs parts individuelles ».
Le Grand Œuvre
Jamais avant le Moyen .Âge, ni depuis, la couleur ne fut aussi primordiale pour la chimie. Nous pouvons reconnaître à travers leurs changements de couleur les transformations, bien qu’obscures dans la terminologie cryptée des alchimistes, que ces protochimistes ont menées dans leurs alambics et autres pélicans élaborés. En dépit de sa résonance mythologique, le vitriol de Vénus n’est rien d’autre que du sulfate de cuivre bleu, familier de nombreux laboratoires scolaires.
La couleur étaye la croyance alchimique dans la transmutation. On estimait que la couleur d’une substance était une manifestation externe de ses propriétés internes. Manquant d’informations sur ce qui se situe au-delà des caractéristiques superficielles, les alchimistes avaient des raisons de supposer qu’un métal’ ayant l’apparence de l’or n’était rien d’autre que de l’or authentique. Donc, nous risquons de confondre conviction sincère et malhonnêteté. L’historien des sciences Joseph Needham a souligné que la distinction entre la contrefaçon et la transmutation de l’or n’est que culturelle, elle dépend de ce que l’on pense être en train de faire. Dans les manuels de chimie de l’Antiquité, les fraudes tendent à être explicites: une recette du papyrus de Leyde (voir p. 65] pour faire passer du cuivre pour de l’or comporte des remarques rassurantes sur la difficulté à être découvert, cependant qu’une autre au sujet de l’imitation de l’argent avertit que les orfèvres peuvent faire la différence.
Le langage de la teinturerie et de la coloration imprègne la littérature alchimique. Pierres et métaux pouvaient être « teints » aussi facilement que les textiles. La Pierre Philosophale elle-même est communément appelée la « Teinture ». Il a été suggéré que cette étonnante substance rouge, appelée aussi le « Rouge Roi » [Red King), n’était rien d’autre que le vermillon, le plus beau pigment rouge du peintre médiéval. Le vermillon est une forme synthétique du sulfure de mercure; comme nous l’avons vu antérieurement, la forme naturelle [le cinabre minéral] servait de pigment depuis l’Antiquité. Selon la tradition de l’influent alchimiste arabe du XVIIIe siècle Jabir ibn Hayyan [connu en Occident sous le nom de Geber], soufre et mercure [appelé « quicksilver » — le mercure à l’état natif — au Moyen Âge] sont les « principes élémentaires » dont tous les métaux sont formés.
Dans l’exposé de Jabir, les métaux de base comme le plomb diffèrent de l’or seulement par leurs proportions relatives des deux « principes », et ainsi peuvent être transformés en or simplement en modifiant les proportions. Albert le Grand écrivait: « nous pouvons dire que, dans la constitution des métaux, le soufre est comme la substance séminale mâle et le mercure natif comme le liquide menstruel qui se coagule dans la substance de l’embryon56». Ces deux « principes » étaient en parfaite proportion dans or, dont la couleur jaune était attribuée à la présence de soufre. Donc, le vermillon contient apparemment les deux ingrédients nécessaires à la transmutation de tous les métaux.
Le vermillon — un mariage de substances fondamentales — était néanmoins d’un intérêt indéniable pour les alchimistes: la connaissance de sa synthèse dérivant de leurs écrits. La technique peut avoir été inventée en Chine, et vers 300 avant J.-C., l’alchimiste grec Zosimus de Panopolis laisse entendre qu’il la connaît. Mais la première véritable description figure dans le manuscrit Compositiones ad tingenda [Recettes des couleurs) du VIIIe siècle ou du début du ixe. Les ouvrages attribués à Jabir mentionnent aussi la manière dont le mercure et le soufre s’unissent pour donner une substance rouge, et le texte Mappae clavicula [Petites clefs de la peinture] contient deux recettes pour la fabriquer.
Tout ceci a été à l’avantage des peintres, qui considéraient le sulfure de mercure synthétique supérieur au cinabre. Cennini dit que le pigment « est fabriqué par l’alchimie, préparé dans une cornue ». Mais il accorde peu d’attention aux résonances symboliques du processus, et refuse de donner les détails techniques en prétextant que ce serait « trop ennuyeux ». Achetez-le déjà-fabriqué conseille-t-il ; mais en un bloc entier, car les apothicaires manquant de scrupules étaient réputés diluer la précieuse substance avec du plomb rouge ou de la poussière de brique.
Le moine bénédictin Théophile [Roger d’Helmarshausen] est plus expansif dans son manuel technique De dlversus artibus (Sur divers arts, vers 1122), il décrit une synthèse alchimique spectaculaire dans laquelle soufre et mercure sont mis dans un récipient scellé, puis ensevelis dans des « charbons ardents ». « Vous entendez un bruit d’explosion à l’intérieur, dit-il, lorsque le mercure s’unit au soufre brûlant. » Peut-être Théophile est-il en extase devant le mystère : la fabrication du vermillon était encore une innovation dans l’Europe du XIIe siècle, alors que c’était une chose commune à l’époque de Cennini.
Daniel Thompsoo .considère la synthèse du vermillon comme Wanqvation technologique déterminante de la peinture médiévale: C’était certainement le prince médiéval des rouges. Il était utilisé parcimonieusement dans les manuscrits du haut Moyen Âge; jusqu’au XIe siècle, au moins, il était aussi coûteux de couvrir des pages de vermillon que d’Or Mais, au début du XVe siècle, il est employé plus usuellement [planche 11], et durant la Renaissance on le trouve partout. Dans ces peintures, le pigment était produit, comme le relate Théophraste, par la synthèse directe d’éléments, c’est la technique dite sèche. Celle-ci crée en réalité un matériau noir, l’Aetbiops mineralis, qui devient rouge quand il est finement broyé. « Si vous le broyiez chaque jour durant vingt ans, dit Cennini, la couleur deviendrait plus délicate et élégante. »
Plus tard le synthèse fut modifiée en Hollande qui, au XVIIe siècle, devint le principal centre européen de fabrication. Dans la méthode hollandaise, le noir « minerai éthiopien » était réduit en poudre et sublimé par un très violent chauffage, qui le transformait en une forme rouge du sulfure de mercure avec une structure cristalline légèrement différente. En 1687, un chimiste allemand nommé Gottfried Schulz découvrit que le minerai éthiopien pouvait être transformé en rouge vermillon en le chauffant dans une solution de sulfure d’ammonium ou de sulfure de potassium. Cette technique « humide », moins laborieuse et moins coûteuse que la méthode hollandaise, produit en plus une poudre plus fine avec des grains de taille uniforme, et une couleur rouge-orange, à comparer avec le rouge bleuté produit par la technique sèche. De nos jours en Occident, la plupart du vermillon est fabriqué suivant le procédé par voie humide.
Fabriquer la Teinture
Il y a une bonne raison de soutenir que le rouge est la couleur médiévale de base, pour la chimie et pour l’art. L’alchimie accorde au rouge une signification spéciale: c’est la « couleur » de l’or (qui était considéré comme plus beau quand il était plus coloré] et il signifiait le point culminant du Grand Œuvre: la création de la Pierre Philosophale. « Le rouge vient en dernier dans l’œuvre alchimique », dit au xve siècle l’alchimiste Norton de Bristol.
La préparation de cette substance légendaire est décrite dans plusieurs textes médiévaux qui nous sont parvenus. En général, ces recettes disent qu’une séquence particulière du changement de couleur indique le succès de l’œuvre. Avant d’aboutir au rouge, les transformations étaient habituellement supposées générer les trois autres couleurs principales du monde classique, c’est-à-dire le noir, le blanc et le jaune.
L’historien Arthur Hopkins, essayant en 1934 d’éclaircir les transformations chimiques que les alchimistes avaient pratiquées, considérait la séquence des couleurs critiques comme noir-blanc-jaune-pourpre, une progression rapportée par Zosimos. Selon Hopkins, l’alchimiste commençait son travail avec un alliage noir de plomb, d’étain, de cuivre et de fer: le tetrasoma ou « corps à quatre membres ». En ajoutant de l’arsenic ou du mercure, une couche blanche se formait en surface. Le jaunissement s’achevait par ajout d’or ou d’hydrogène sulfuré (une solution d’acide sulfhydrique]. L’étape finale de iosis générait une couleur pourpre que Hopkins considère comme un alliage contenant du violet et du « bronze or ».
Quelques spécialistes modernes de l’alchimie ont soutenu que iosis dénote la formation d’une substance rouge plutôt que pourpre. Mais, pour l’érudit médiéval, ceci aurait été une distinction dénuée de sens, puisque le pourpre était généralement considéré comme une sorte de rouge. Le pigment médiéval rouge « sinopre » [sinoper], par exemple, était connu sous le nom de porphyre, le mot grec pour pourpre. Et il semble vraisemblable qu’un adepte du Moyen Âge aurait perçu une signification symbolique dans l’association de la séquence chrysopoeian des quatre couleurs de (‘Antiquité. Donc, l’apparition soit d’un rouge vif, soit d’une couleur pourpre foncée dans la cornue, aurait été considérée comme un signe de succès. Il n’est pas étonnant qu’un adepte puisse avoir expérimenté des sortes de mélanges totalement différents d’un autre adepte.
L’arsenic et le plomb forment des mélanges simples qui peuvent être transformés en matériaux’rouge, jaune, blanc et noir, dont certains étaient utilisés par les artistes. Pour l’alchimiste, un des charmes de l’arsenic — qui n’était pas alors reconnu comme un élément indépendant — était qu’il était communément confondu avec le soufre. Le sulfure jaune d’arsenic, l’orpiment, était souvent considéré comme une variante du soufre pur. Il si trouve naturellement sous forme minérale, mais les artistes le préféraient synthétique. Cennini considère cette synthèse comme tâche qu’il vaut mieux laisser aux alchimistes, car l’orpiment est un « véritable poison », et le peintre doit « se garder de souiller sa bouche avec ». Comme pour le realgar, la forme orange du sulfure d’arsenic, « il ne faut pas rester en sa compagnie […] Dans votre intérêt, soyez attentif ».
Nous pouvons supposer que le plomb présentait le même attrait pour les alchimistes, mais avec la restriction que ses composés étaient plus difficiles à purifier en n’utilisant que la chaleur.. Il peut aussi aboutir, par des transformations impliquant de la chaleur [voir p. 36] à des versions noire [métallique], blanche (blanc de plomb], jaune (massicot ou monoxyde de plomb], et rouge (minium de plomb]. Le minium de plomb est du même orange que le vermillon ou le cinabre, et il y avait de fortes chances de le confondre avec ces deux-là. Georgius Agricola, dans son De re metallica (1556], appelle le minium de plomb minium secondarium. La distinction peut avoir été rendue encore plus floue par la pratique courante d’altérer le vermillon avec des pigments de plomb meilleur marché.
Le minium de plomb était aussi confondu avec le réalgar (le « sandarach » de Pline], Et Cennini provoque une grande confusion en parlant d’un pigment rouge appelé cinabrese, apparemment apparenté au sinople, l’ocre rouge préféré par Pline, et non pas au cinabre. Daniel Thompson dit que « la confusion de la terminologie médiévale à l’égard du rouge est immense. Minium, miltos, cinabre, sinople et sandaraque représentent un fouillis complexe », auquel nous pouvons adjoindre le problème du vermillon et du vermiculum, mentionné antérieurement (voir p. 65], Il n’y a pas de raisons de supposer que les alchimistes « chrysopéens » aient eu de ces distinctions une vue plus claire que les pharmaciens et les apothicaires, qui fabriquaient ces couleurs et les fournissaient aux artistes, ou que les savants qui écrivaient sur eux.
Un examen attentif des recettes données pour la fabrication des pigments révèle une influence pas seulement pratique mais aussi théorique de l’alchimie. La proportion de soufre par rapport au mercure recommandée par plusieurs sources, y compris Théophile et Albert le Grand, pour la synthèse du vermillon ne correspond pas à sa proportion actuelle dans le composé. La substance contient près de six fois plus de mercure en poids que de soufre; alors que les recettes médicales spécifiaient un ratio typique de deux pour un. L’alchimiste praticien était certainement assez habile pour repérer une erreur de cette ampleur, qui serait manifeste à partir du reste de soufre n’ayant pas réagi dans leurs ballons; mais, apparemment, ils s’obstinaient avec ces quantités « erronées ».
Cela peut, toutefois, être rationalisé si on suppose que des quantités égales de soufre et de mercure étaient considérées comme nécessaires pour obtenir un parfait « équilibre » en termes « chrysopoéens ». Cela correspond à un ratio de deux pour un, celui des poids relatifs indiqués par le système aristotélicien des éléments qui étaye toute l’alchimie médiévale. Donc les recettes pouvaient être volontairement erronées pour correspondre aux critères théoriques. Que Théophile et d’autres auteurs de mamiefs aient eu connaissance de ces considérations, ou qu’ils se soient contentés de reproduire une erreur empruntée à des sources alchimiques, n’est pas clair.
Le conservateur de musée Spike Bucklow a suggéré que quelques-unes des recettes de pigments recueillies par Théophile et Cennini pouvaient aussi être interprétées en termes de théorie alchimique. Théophile explique comment fabriquer une couleur appelée « or espagnol » (le nom évoque immédiatement une origine mauresque, et donc alchimique], Parmi les conseils pratiques contenus dans son manuel, la recommandation suivante de Théophile semble relever d’une manifestation de pensée purement magique: « Existe aussi un or appelé « espagnol », qui est composé de cuivre rouge, de poudre de basilique, de sang humain et de vinaigre.
La chaleur dont la connaissance est recommandable dans cet art crée des basiliques de cette manière… » Il continue en expliquant comment ces créatures fabuleuses émergent d’œufs de poules couvés par des crapauds se nourrissant de pain : « Lorsque les œufs sont éclos, des poussins mâles émergent exactement comme les poussins nés d’une poule, et après sept jours des queues de serpent leur poussent. » Le sang, lui, doit provenir d’un homme roux, et doit être séché et réduit en poudre. Bien sûr, il n’y a rien de particulièrement étrange à croire à l’existence des basiliques au XIIe siècle, mais Bucklow suggère qu’il peut s’agir d’une allégorie de la préparation d’un élixir alchimique à partir d’un soufre « rouge » [le sang) et d’un « mercure » blanc (la cendre de basilique]. Assurément, la référence au pigment « ressemblant à l’or » fait penser que l’auteur ne voyait aucune raison de le distinguer du métal lui-même.
Bucklow propose aussi que des influences alchimiques se trouvent dans certaines formules de pigments jaunes, comme l’or mussif (voir p. 99] et le jaune de plomb stanique [voir p. 100], Leurs ingrédients peuvent être interprétés comme des soufres allégoriques et des mercures, combinés avec un troisième « principe »: le sel. Ce triumvirat fut popularisé par Paracelse, mais son origine est probablement plus ancienne.
La théorie alchimique et la fabrication de pigments se recoupent même dans les travaux de Robert Boyle. Dans son Origine of Formes and Qualities (1666), Boyle décrit l’extraction de la teinture bleue du métal de cuivre, qui laisse un résidu de métal blanc « exactement comparable à l’argent ». L’idée de teinter (ou dans ce cas de blanchir] des métaux était clairement vivante au XVIIe siècle.
Lire les secrets de la nature
Il y a un contraste frappant entre les écrits des alchimistes, ornés d’une terminologie mystérieuse et d’un symbolisme destinés à éloigner le non-initié, et les listes de recettes naïves de Théophile et de Cennini qui parlent de transformations chimiques en termes clairs, de la même manière qu’ils expliquent comment graver des objets, faire des orgues d’église, badigeonner des murs et mouler un corps. Néanmoins, nombre de manuels d’artisan dont beaucoup traitant de connaissances courantes sur la fabrication des pigments antiques et médiévaux, comme les papyrus de Leyde et de Stockholm, proviennent directement de la tradition alchimique.
Les manuels techniques appelés de manière ambivalente « Livres de Secrets » s’étaient répandus durant le premier Moyen Âge. Ces ouvrages étaient des anthologies bizarres, mêlant les recettes médicales et culinaires, les conseils pratiques sur des métiers comme la dorure ou la fabrication du verre coloré, et des formules magiques, des tours de société, des farces. Ils venaient d’une longue tradition de compilation encyclopédique, qui peut être retracée depuis la civilisation assyrienne et embrasse les oeuvres synoptiques d’écrivains romains comme l’Histoire naturelle de Pline. Ceux-ci étaient regardés, à leur époque, comme des résumés du vaste savoir du monde antique.
Dans l’Égypte hellénistique, imprégnée d’alchimie, ces compilations devinrent des écrits plus codés. L‘Histoire naturelle de Pline se propose simplement de décrire la nature, alors que les compilations alchimiques ou hermétiques égyptiennes avalent une attitude différente à l’égard du monde naturel. Les vérités scientifiques connues des anciens ne pouvaient pas, disaient-ils, être acquises par une démarche rationnelle ou à partir de traces écrites, mais seulement par la révélation divine. Ceci donne une saveur décidément ambiguë aux papyrus de Leyde et de Stockholm. Ils semblent provenir d’un traité alchimique de Bolos de Mendes au Iersiècle avant J.-C., appelé Physica et mystica. L’auteur des papyrus était probablement un alchimiste, mais ses écrits ont perdu la dimension mystique de Physica et mystica, dans lequel cette mystérieuse déclaration était apposée aux recettes: « Un caractère se réjouit dans un autre caractère; un caractère triomphe d’un autre caractère; un caractère domine un autre caractère. »
Dans les manuels techniques artisanaux du premier Moyen Âge, cette composante technique alchimique ou ésotérique s’est atrophiée, et il n’en est resté qu’une étrange mixture. Les recettes perdurent, copiées dans des textes anciens, avec une fidélité inégale; mais leur utilité comme guide de l’artisan est très discutable. Pauvrement transcrits, « fruits d’un travail ingrat et non de l’inspiration », comme le souligne l’historien Cyril Stanley Smith, ils sont devenus confus et peu utilisables comme ouvrages pratiques. Il est clair d’après les idées fausses qu’ils ont perpétuées que les auteurs avaient peu d’expérience pratique: c’étaient des moines travaillant comme copistes, n’ayant peut-être aucun intérêt pour ce qui était matériel. Ces livres de prescriptions machinales présentaient un miroir déformant du savoir et de la technologie des temps anciens, et ne semblent pas avoir été soumis à l’usure d’un atelier.
Mais alors à quoi servaient-ils? Sans doute le dessein était-il ésotérique. Sans être explicitement de la magie, ces livres étaient apparemment considérés comme des « clefs » de la sagesse perdue du monde classique. Pour le moine du haut Moyen Âge, cette connaissance relevait du sacré. La parole d’Aristote (ou n’importe quelle version de celle-ci qui soit parvenue jusqu’au lecteur médiéval] avait une autorité presque divine: être d’une opinion différente touchait à l’hérésie. Une des œuvres dans lesquelles cette connaissance était réunie était le Mappae clavicula écrit au ixe siècle dans l’Italie du Sud. Seuls des fragments nous en sont parvenus, quelques-uns dans des transcriptions postérieures. « Clef » ne doit pas être compris ici comme un ensemble d’instructions à suivre à la lettre, car le livre contient nombre de recettes pour fabriquer des pigments, du verre coloré et ainsi de suite. La clef ouvre plutôt sur d’anciennes sagesses. Ou du moins c’était l’espoir des moines qui avaient conservé le texte dans leur bibliothèque et s’y référaient avec respect: « Car accéder aux maisons fermées est impossible sans clef […] de même, sans ce commentaire, tout ce qui apparaît dans les Écritures saintes donnerait au lecteur un sentiment d’exclusion et d’obscurité. »
Ces écrits étaient quelque peu répétitifs et discursifs: des recettes du Mappae clavicula se trouvent dans de nombreux manuscrits plus tardifs, et peuvent même être identifiés dans un manuscrit légèrement antérieur, le Compositiones ad tingenda du VIIIe siècle, ou du début du XIe, qui n’était pas sans lien avec les écrits alchimiques d’Alexandrie. Le sous-entendu que ces ouvrages étaient des « clefs » est particulièrement explicite dans le De colorlbus et artlbus Romanorum [Sur les couleurs et les arts des Romains), un ouvrage du moine italien du XIIIe siècle, Héraclius : « Qui est capable aujourd’hui de nous montrer ce que ces artisans, armés de leur puissant intellect, découvraient pour eux-mêmes? Celui qui, par la puissance de sa vertu, possède les clefs de l’esprit, répartit la piété des hommes parmi les différents arts.
Ces manuscrits relèvent clairement de la tradition ésotérique, protégée par l’avertissement de ne pas laisser ces arcanes tomber dans des mains vulgaires. L’auteur du Mappae clavicula jurait qu’il ne transmettrait son savoir à personne d’autre que son fils, « quand il aurait d’abord jugé son caractère et décidé s’il pouvait avoir un sentiment juste et pieux de ces choses et serait capable de les garder secrètes ».
Mais, en dépit de leur manque d’inspiration, les compilations fournissent de précieux aperçus sur la chimie au Moyen Âge. Le Compositiones, par exemple, introduit le terme de « vitriol » pour le sulfate de fer, plus tard associé avec des acides. Une version du XIIe siècle du Mappae clavicula contient une recette de distillation de l’alcool, une « eau » qui brûle.
Alors que les arts et les métiers artisanaux du Moyen Âge devenaient de plus en plus séculiers, et que la profession de peintre passait des moines à des laïques, c’était un peu plus que de rendre un hommage formel au besoin de discrétion que de transmettre les « secrets de la nature ». Bien entendu, les Livres des Secrets devinrent un genre pour lequel la suggestion de connaissances interdites servait de stratégie commerciale. Des écrivains pouvaient gagner leur vie en recyclant ces supposés arcanes d’une manière populaire. La traduction allemande de Walter Hermán Ryff du Secreta mulierum (Les Secrets des femmes] du Pseudo-Albert atteignit trente éditions et fut l’un des best-sellers du XVIe siècle. L’avènement de l’imprimerie provoqua des effets comparables dans la science populaire de l’époque, donnant naissance aux Kunstbüchlein [Brochures des métiers] qui connurent une immense diffusion aux XVIe et XVIIe siècles.
Certaines des Brochures reproduisaient servilement les Secreti [1555] d’Alessio Piemontese, qui était probablement un pseudonyme inventé par l’écrivain italien Girolamo Ruscelli [1500-vers 1566}; l’ouvrage était censé, pour lui donner du piquant, avoir été terminé par un personnage historique exotique. Ces « secrets » sont très terre à terre: traitement médical contre les brûlures, piqûres d’insectes, douleurs, fièvres et verrues, recettes domestiques de parfums, de pommades pour le corps et de savons. [Au XVIe siècle, le médecin Cornélius Agrippa citait ce proverbe : « Tout alchimiste est aussi un médecin et un fabricant de savon. ») Mais, éparpillées à travers les Secreti, on trouvait des procédés techniques pour les artisans, y compris, par exemple, une recette d’outremer et des descriptions des méthodes des artistes italiens. Pour les peintres du nord de l’Europe, la traduction des Secreti peut avoir été une source d’information sur ces matières.
DU MOINE AU COMPAGNON
À rencontre de cette histoire mouvementée de la transmission du savoir technique des arts et des métiers manuels, le livre de Théophile ressort par sa clarté et sa franchise inhabituelles. Il ne s’agit pas d’un recueil hasardeux de bribes d’ouvrages anciens, mais d’une présentation systématique de techniques artistiques. Bien sûr, à la différence des auteurs de la plupart des recueils de recettes, Théophile était lui-même un artiste: ses formulations portent le sceau de l’expérience. Il ne fait jamais appel au secret, et bien au contraire en appelle à la divulgation : « Que l’artisan ne cache pas ses dons dans le sac de l’envie, ni qu’il les dissimule dans la réserve d’un cœur égoïste mais que […] dans un esprit de simplicité et de gaîté il les dispense à ceux qui cherchent62. » Pour Théophile, l’art était une véritable dévotion, le but de chacun étant de glorifier Dieu. Par cette ouverture d’esprit, il rejoint le peintre du XIe siècle : un moine, dont l’œuvre est exclusivement religieuse, et qui travaille dans différents arts et des secteurs comme l’enluminure et le travail sur le métal. Toutes ces activités, y compris la peinture, étaient pratiquées anonymement, comme s’il s’agissait plus d’opportunités de méditations pieuses que de mise en avant de soi. Même les oeuvres séculières du premier Moyen Âge, habituellement, ne sont pas signées. Et la plupart des oeuvres religieuses de l’époque consistent en manuscrits splendidement enluminés par d’innombrables moines anonymes.
Le livre de Théophile dit peu de choses du dessin et de la composition. L’accent est mis sur les techniques et les matériaux, renforçant l’impression que la peinture monastique était à base de formules. Le moine n’avait pas besoin de guide pour composer une scène, il se contentait d’en copier une autre. En outre, son choix de style et de matériaux reflétaient une vision du monde dans laquelle les icônes et les images n’étaient pas simplement des symboles de dévotion, mais étaient investies du pouvoir d’intervenir dans la vie de tous les jours. Plusieurs enluminures décrivent les peintres sauvés d’accidents alors qu’ils travaillent sur des représentations de la Vierge Marie.
Ainsi, dans l’une d’entre elles datant du XIIIesiècle, Las Cantigas du roi de Castille Alphonse le Sage, un démon provoque la chute d’un peintre de l’échafaudage où il travaille, mais il est sauvé de la chute par l’image de la Vierge qu’il est en train de peindre et à laquelle il peut se raccrocher (fig. 12). Il ne faut pas être abusé par la ressemblance avec une amusante bande dessinée; les scènes comme celles-ci montrent qu’une icône ou une image bien faite était considérée comme possédant un véritable pouvoir. L’usage de matériaux précieux, comme l’or et l’outremer, ne doit pas seulement se déduire du souhait de montrer sa piété en dépensant, mais aussi de l’espoir que la puissance surnaturelle de l’œuvre en sera renforcée.
Mais entre le XIe et le XIVe siècle, la pratique picturale passa des monastères aux cités, où elle fut apprise par des professionnels laïques qui se considéraient comme des commerçants négociant leurs techniques. Ceci eut, inévitablement, des conséquences à la fois sur le travail et sur l’art de l’époque. Même si la distinction entre les artisans monastiques et les laïques est souvent surévaluée — les peintres séculiers étaient parfois employés par des monastères seulement pour y demeurer quelque temps et finalement devenaient moines —, les artistes appartenaient, néanmoins, de plus en plus à une corporation : les peintres (« the peynturs », comme ils étaient appelés en Angleterre].
Ils entraient dans cette profession comme dans une autre. Comme le menuisier, le potier, le boulanger et le tisserand, le peintre offrait ses connaissances techniques contre rétribution. Il ne craignait pas de demander au boulanger de se servir de son four pour fabriquer le charbon de bois dont il avait besoin comme pigment. L’artiste ne se serait pas non plus moqué de la cuisine, avec laquelle il avait en commun de nombreuses techniques. Cennini, quand il indique que le plâtre se prépare comme la pâte, suppose que l’artiste comprend ce qu’il veut dire.
Une des conséquences de cette transition du moine à l’artisan fut une plus grande spécialisation. Les peintres étaient seulement comme les teinturiers et les travailleurs du bois et du métal, et ne devaient pas être confondus avec les enlumineurs. De telles distinctions furent renforcées par les corporations qui se développèrent pour sauvegarder l’emploi des gens de la profession contre la compétition et les incertitudes économiques; cela entraîna l’interdiction pour un peintre de faire une enluminure dans les pages d’un livre. Il y avait même de fines distinctions parmi les peintres.
En Espagne, au XVe siècle, on pouvait trouver des spécialistes en retable, en peinture sur tissus et en décoration intérieure. À côté de ces divisions, existait une hiérarchie des métiers dans laquelle le statut tendait à refléter la valeur des matériaux. Les orfèvres étaient les artisans les plus prestigieux et les plus puissants, les peintres les plus humbles, et les menuisiers guère plus. Les restrictions des corporations interdisaient l’usage de la plupart des pigments coûteux, comme l’outremer, pour des usages vulgaires comme la décoration des cartes à jouer, des charrettes ou des « perches à perroquet ». Ces pigments de valeur jouaient, donc, un rôle dans le standing social des peintres: c’était leur intérêt de se servir de beaux matériaux.
Cependant, l’art de la peinture était encore regardé comme un processus mécanique. La tâche du peintre était de respecter les obligations de son contrat, et non pas de donner libre cours à son inspiration artistique. C’était l’employeur, le patron, qui contrôlait tout. Initialement, les patrons des peintres séculiers, quand il ne s’agissait pas d’ecclésiastiques, étaient surtout des personnages royaux ou aristocratiques, et les peintres pouvaient être attachés à une cour. Mais, avec l’émergence d’une classe moyenne prospère à la fin du Moyen Âge, les possibilités de commande s’élargirent et les artistes purent obtenir des commandes dans les classes marchandes de la société.
Les commanditaires ne se caractérisaient pas par l’originalité de leurs goûts. Ils demandaient souvent à un peintre de copier une peinture leur ayant L’artiste pouvait trouver un espace d’inspiration personnel dans la réalisation du sujet imposé, mais avec de telles contraintes que le conformisme était la règle. L’autorité du patron était telle dans le choix du sujet que patron dans la terminologie médiévale est synonyme de « modèle ». C’est le patron, de plus, qui précisait les matériaux devant être utilisés, insistant généralement sur les plus somptueux et les plus coûteux, tout en demandant au peintre de rester dans des prix raisonnables.
Un patron pouvait même déterminer le fournisseur auquel l’artiste devait acheter ses matériaux, soit par une clause du contrat écrit, soit en fixant un prix pour les pigments les plus fins, ce qui assurait que les artistes ne les chercheraient pas meilleur marché et d’une qualité inférieure. Des experts pouvaient être requis pour vérifier que le peintre avait respecté les obligations contractuelles concernant les pigments. Cependant, de nombreux patrons cherchaient à faire des économies et incitaient l’artiste à se servir de son habileté technique pour fabriquer des matériaux meilleur marché et paraissant aussi beaux. La corporation des peintres insistait souvent sur le droit de ses membres à ne se servir que de matériaux de bonne qualité et purs, en dépit des incitations à parvenir à travailler au rabais.
Les membres d’une corporation étaient tenus à l’apprentissage. Les apprentis peintres devaient passer quatre à huit ans dans un atelier, en commençant comme dans tout apprentissage par les tâches les plus ingrates, comme de broyer les pigments et de fabriquer de la colle. Le broyage des pigments était un travail long et particulièrement pénible, et les peintres pouvaient lui consacrer plusieurs jours dans le planning d’une commande [planche 12]. Pour avoir la qualification de « maître peintre » qui permettait de recevoir des commandes, un apprenti devait présenter un .chef-d’œuvre » approuvé par la corporation. Il est étrange que ce terme en soit venu à représenter l’œuvre la plus accomplie d’un artiste plutôt que sa première tentative d’obtenir la reconnaissance.
Un atelier réalisait une commande comme un groupe de constructeurs ou de couvreurs aurait accompli — et encore aujourd’hui — un travail collectif. Le maître ou magister était responsable du travail, mais l’application de la peinture était autant, si ce n’est plus, la responsabilité de ses apprentis. La signature qui apparaît dans l’art médiéval tardif est donc simplement une marque commerciale de fabrique. Cet apprentissage traditionnel accordait peu d’importance au talent personnel ou à l’inspiration: un individu devenait un peintre en travaillant durement selon les indications et les idées du maître. L’habileté, ou ce que .Théophile appelle l’ingenium, était le résultat de l’assiduité.
Il Libro dell’Arte de Cennini fut écrit dans ce contexte social. L’ouvrage était, dit-il, « pour l’usage et le profit de quiconque veut entrer dans la profession », et non pas pour la plus grande gloire de Dieu. Pour Çennini, l’inspiration qui amène quelqu’un à devenir un artiste n’est pas divine, en BeTpit de son invocation du « Dieu tout-puissant, du Père, du Fils et du Saint-Esprit ». Non, c’est simplement une délectation de la création artistique, bien que la motivation financière ne doive pas être méprisée: « Certains le font par pauvreté et par besoin, pour le profit et aussi pour l’amour du métier; mais plus que tous ceux-là, il faut louer ceux qui viennent à cet art, par amour et noblesse d’âme. »
Durant la Renaissance, cet esprit humaniste semble avoir dominé. Cependant, bien que le livre de Cennini soit de la fin du XIVe siècle, sa perspective est enracinée dans le Moyen Âge, et ses attitudes montrent une continuité certaine avec les pratiques médiévales décrites par Théophile presque trois siècles auparavant.
Work in progress
L’attitude du commerçant vis-à-vis de l’art se reflète dans la production de l’artiste médiéval. Celle-ci était habituellement fonctionnelle et décorative : retables, peintures murales et enluminures de livre, plutôt que des œuvres devant être accrochées dans une galerie. C’est un témoignage de l’instinct humain de créativité que cet art indéniablement grand ait pu naître « sur le tas ».
Le principal support de la peinture médiévale était le parchemin: les peaux de veau, de chèvre, de mouton et de daim, séchées, tendues et grattées jusqu’à être satinées, subissant éventuellement un traitement chimique. Des alcalis étaient appliqués pour retirer les huiles en les transformant en sels solubles. L’alun servait à rendre la matière plus dure. Le parchemin pouvait être séché avant usage. Pour les oeuvres les plus somptueuses, des pages entières étaient colorées de pourpre éclatante grâce au « rouge buccin », une variante de la pourpre de Tyr, la meilleure pour le contraste avec le jaune de la feuille d’or.
Mais beaucoup des nombreuses peintures du Moyen Âge qui ont survécu sont sur bois, découpées et ornementées, réunies en deux panneaux — ou plus — formant un polyptyque. Le bois était enduit d’abord d’une colle puis de plusieurs couches de gesso, une sorte de fond de plâtre qui donnait une couche lisse. Le gesso était composé de chaux, de gypse (sulfate de calcium] ou d’albâtre, liés avec de la colle ou de la gélatine afin que la pâte reste compacte. Puis le gesso (gesso sottüe] était étalé sur les surfaces au relief délicat qui ne devaient pas être cachées, et le gesso épais (gesso grosso] sur les surfaces planes.
La préparation et l’application du gesso était une opération fastidieuse, et donc dévolue aux apprentis. C’était néanmoins une étape essentielle du processus, et Cennini donne des instructions très détaillées sur sa réalisation. La chimie n’est en aucune manière triviale. Le plâtre de Paris ordinaire est fabriqué en chauffant du gypse ou de l’albâtre pour éliminer l’eau contenue dans la structure minérale. En ajoutant de l’eau à la poudre minérale, elle se recristallise et se solidifie; mais si cette recristallisation se déroule dans un apprêt comme de la colle ou de la gélatine, le processus est plus lent et les cristaux s’unissent de manière plus robuste, avec pour résultat un plâtre plus solide.
La peinture murale sur plâtre était, elle aussi, très fréquemment pratiquée au Moyen Âge, dans les églises aussi bien que dans les bâtiments publics et les palais. La fresque peinte sur du plâtre humide produisait des résultats solides aussi longtemps que le mur n’était pas atteint de moisissures; mais cela exigeait du peintre un travail rapide, tant que le plâtre était humide. Curieusement, certains peintres soutenaient que seuls des pigments minéraux naturels étaient assez stables pour être utilisés pour la fresque; il s’agit, en fait, d’une distinction largement erronée qui peut avoir sévèrement restreint la palette des peintres de fresques ayant tenu compte d’avis comme celui de G.B. Armenini en 1587 : « Les pigments artificiels ne sont pas du tout adaptés à la fresque, et aucun art ne peut les rendre durables sans qu’ils se dégradent […] vous pouvez laisser aux peintres fous ces secrets, que personne ne leur envie, sur l’usage du vermillon et des fines laques; parce que, à long terme, leurs peintures deviendront d’affreux barbouillages. »
Cennini lui-même faisait fièrement remonter la provenance de la technique de la fresque au Florentin Giotto di Bondone (vers 1266-1337], par le relais de son filleul Taddeo Gaddi et d’Agnolo, le fils de Taddeo et le maître de Cennini. Les cieux bleus des. fresques de Giotto dans la chapelle Arena de Padoue [vers 1305] (planche 13] sont aussi célèbres aujourd’hui que lorsque leurs visiteurs du XIVe siècle se voyaient promettre une réduction de quarante jours à un an de Purgatoire.
Giotto était aussi un maître de la peinture murale a secco, comme celles de la chapelle Peruzzi de Florence. Cette technique, comme la peinture sur bois réclamait un fixatif, ou a tempera, pour le pigment. La tempera [du latin temperare, mélanger] gardait les particules des pigments en place. En Italie, jusqu’au XVe siècle le principal fixatif pour la peinture sur bois était le jaune d’œuf. Le pigment mélangé au jaune et à un peu d’eau forme une pâte fluide qui sèche dans un fini opaque, lisse et durable. Le jaune- d’œuf est un émulsif .naturel : dispersion de gouttes huileuses dans l’eau. Le peintre médiéval pouvait ajouter diverses substances à la tempera à l’œuf pour modifier son comportement.
Le vinaigre, par exemple, agit en partie comme un agent de conservation (son acidité détruit certaines bactéries] et en partie compense les corps graisseux excessifs (qui rendent le travail du peintre difficile]. La sève de figuier, le savon, le miel et le sucre sont mentionnés dans les recettes selon les époques, mais Max Doerner, une des autorités du XXe siècle pour les techniques des peintres anciens, dénie de telles altérations: « Il n’y a pas de fin aux recettes a tempera. Leur nombre est incroyablement élevé. La plupart d’entre elles ne sont pas seulement d’aucun usage mais définitivement nuisibles. »
La détrempe à l’œuf est relativement rapide à sécher, et oblige donc le peintre à travailler promptement, spécialement avec des mélanges de couleurs. Sèche et vieillie, la peinture à la détrempe est virtuellement imperméable et, si elle est soigneusement préparée, se décolore moins rapidement “que la peinture à l’huile. Quelques-unes des couleurs médiévales des panneaux peints à tempera sont plus vives aujourd’hui que celles de la Renaissance peintes à l’huile. D’un autre côté, la peinture à moins de flexibilité que celle à l’huile, et ainsi a tendance à se craqueler si le panneau de bois gonfle ou se contracte sous l’effet des changements de température ou d’humidité.
Le blanc d’œuf était utilisé comme fixatif pour enluminer les manuscrits sous le nom de glaire. Il était liquéfié en étant fouetté et laissé reposer, ou pressé avec une éponge. Le manuscrit du XIe siècle De clarea (Sur la clarté] prévient contre les dangers d’un fouettage insuffisant: « alors mélangé avec la couleur, cela fait que la couleur devient comme un filament et qu’elle est tout à fait ruinée ».
L’origine de la peinture à l’huile est une question complexe et controversée, et j’en traiterai dans le chapitre suivant. Pour le moment, il suffira de dire que les techniques de peinture à l’huile devinrent prééminentes à travers l’Europe durant les xve et XVIe siècles, mais qu’il y a des preuves évidentes de son usage dans des temps bien plus anciens, spécialement en Europe du Nord. La peinture à l’huile fut longtemps .considérée comme un médium inférieur, tout Juste bon à la décoration intérieure : Théophile décrit l’usage de l’huile de lin comme fixatif pour peinture de « portes rouges ».
Les couleurs médiévales
Les pigments rouges que Théophile mentionne dans ce passage sont le minium et le cinabre, hérités de l’Antiquité, comme la plupart des autres pigments médiévaux. Il y eut cependant de nouvelles découvertes aussi, et l’alchimie joua un rôle majeur à la fois dans l’invention de couleurs nouvelles et dans l’élaboration d’une technique systématique de fabrication.
Bleus proches et lointains
Le plus illustre de ces nouveaux pigments fut le riche bleu outre-mer. Il s’obtient par un laborieux processus (dont je discuterai plus en détail au chapitre 10] à partir du bleu minéral, le lapis-lazuli. Cette pierre semi-précieuse était largement utilisée dans un but décoratif depuis le début de la civilisation égyptienne, mais il n’y a pas d’indications qu’elle ait servi de pigment durant l’Antiquité. Il semble probable que le procédé par lequel le pigment est extrait ait été une découverte alchimique.
Le lapis-lazuli se trouve essentiellement en Orient. Au Moyen Âge, les principaux gisements se situaient en Afghanistan, où une forme brute d’outremer a été identifiée sur des murs peints des vie et VIIe siècles. Son usage en Occident ne se répandit pas avant le XIVe siècle. Le nom reflète le statut du pigment comme une importation venant de loin: en 1464, l’italien A.A. Filarete écrivit dans son Trattato dell’Architectura [Traité d’architecture) que « le beau bleu provient d’une pierre qui est amenée à travers les mers et pour cela appelée outremer ». Ceci, s’ajoutant au difficile procédé d’extraction, explique que le pigment fut très coûteux et extrêmement recherché.
Un bleu moins cher, mais pas bon marché pour cela, était l’azurite minérale, une forme de carbonate de cuivre basique (voir p. 36). Ses sources étaient plus proches de l’artiste occidental: il y avait des gisements dans l’est de la France, en Hongrie, en Allemagne et en Espagne. Les Romains s’en servaient: pour Pline, le minerai était appelé lapis armenius, ce qui évoquait ses sources arméniennes. L’azurite fut souvent appelée azur allemande [« azuré of Amayne »] dans l’Angleterre médiévale; les Germains eux-mêmes s’y réfèrent comme le Bergblau, le « bleu de la montagne ». Albert Dürer, comme la plupart de ses compatriotes, dépendait grandement de l’azurite locale, pour ses meilleurs bleus, comme en témoigne Kaspar Scheit dans un poème de 1552 : Au Moyen Âge, une couleur appelée « azuré » — du latin médiéval lazurium, lui-même dérivé du persan lajoard, « bleu » — pouvait également se référer à l’azurite ou à un bleu générique: il y a de telles ambiguïtés quand un terme de couleur se rapporte lui-même à un matériau, ou en provient.
La possibilité de confusion entre l’azurite et le lapis-lazuli est évidente: quoique les deux soient nominalement distingués comme azur « citramarin » et azur « ultramarin », et soient chimiquement totalement différents, ils ont une apparence similaire. Pour les différencier, l’apothicaire scrupuleux ou le fabricant de peinture devait chauffer les fragments de minerai jusqu’à ce qu’ils soient brûlants: l’azurite devient noire en se refroidissant, ce qui n’est pas le cas du lapis-lazuli. Ce test est mentionné dans de nombreuses compilations médiévales; en effet, Héraclius suggère même que c’est une manière de préparer une couleur noire destinée à peindre les vases, quoiqu’il soit difficile de croire que beaucoup d’artisans aient été prêts à gaspiller de cette manière la coûteuse azurite.
De même, le peintre devait être très vigilant pour éviter les déceptions ou tout simplement les erreurs: on a suggéré que Dürer peignait quelquefois avec de l’azurite qu’il pensait être de l’outremer. La complexité du sujet est évidente dans le manuscrit bolonais du XVe siècle Segreti Per Colori [Secrets des couleurs], qui contient des pages et des pages de recettes pour préparer « différentes sortes d’azurs naturels », avec des références peu explicites à la distinction de leurs origines minérales.
Quand elle est très finement broyée, l’azurite donne une teinte bleu pâle avec une nuance de vert, parfaitement adaptée aux ciels, mais inférieure à la richesse pourpre de l’outremer. Un ton plus sombre requiert un broyage plus grossier, qui rendait le pigment difficile à appliquer et quelque peu translucide. L’apprêt ressemblant à la colle, plus qu’à la détrempe à l’œuf, était nécessaire pour maintenir solidement les gros grains, et plusieurs couches étaient requises pour donner une couleur saturée, opaque. Le résultat pouvait être très beau, avec chacun des grains brillant comme une minuscule pierre précieuse. L’azurite était spécifiée dans de nombreux contrats médiévaux, le sommet du luxe étant d’utiliser l’outremer.
Dans le Saints Pierre et Dorothée [vers 1505-1510] du Maître de Saint Barthélémy, l’artiste s’est servi de deux sortes d’azurite pour obtenir des couleurs différentes. La robe de saint Pierre est d’un bleu puissant et profond, obtenu grâce à une azurite de qualité supérieure qui a dû coûter fort cher au Maître [planche 14], Mais une autre sorte meilleur marché est utilisée pour les parements qui tirent sur le vert, et où l’ombre plus lumineuse résulte de la taille plus petite des particules de pigment [voir p. 35], Pour les artistes médiévaux, d’autres sources de bleus étaient les matières colorantes : indigo et guède. Ils ont une tonalité tirant sur le vert 6u le noir qui n’est pas particulièrement attractive, quoique la couleur soit assez plaisante quand on l’éclaircit avec du blanc.
La préparation d’une sorte de pigment laque à partir de l’indigo est décrite dans un manuscrit du XIIe siècle : du marbre blanc broyé, « mis dans de la bouse chaude durant un jour et une nuit », est mélangé à l’écume d’un chaudron « dans lequel des étoffes sont teintées d’indigo ». « Quand il est sec […], il acquiert une belle couleur azur », dit l’auteur, ajoutant que le blanc de plomb peut aussi être utilisé comme matière porteuse. Cennini décrit « une sorte de bleu ciel ressemblant à l’azurite » qui peut être obtenu en mélangeant l’indigo de Bagdad avec du blanc de plomb ou de la chaux blanche.
En traversant l’arc-en-ciel
À ces teintures bleues traditionnelles, le Moyen Âge en a ajouté une autre : le tournesol, ou folium, extrait d’une plante médiévale que les savants appellent morella et qui a été identifiée à la Crozophora tinctoria, originaire du sud de la France et appelée maurelle en Provence. Le nom latin folium peut dériver de la pratique de conserver le colorant sous la forme d’étoffes saturées de produit, qui auraient été placées entre les pages [folia] de livres. Le mot tournesol vient de torna-ad-solem, « tourné vers le soleil », une caractéristique de la plante dont la teinture est extraite. Pour extraire le colorant folium, les capsules des graines étaient ramassées et pressées lentement. Les étoffes étaient trempées régulièrement dans le liquide et séchées jusqu’à ce qu’elles soient tout à fait imprégnées de celui-ci. Mouiller une petite pièce d’étoffe avec de l’eau ou du « glaire » libère les couleurs séchées. Son fini transparent était particulièrement recherché pour l’enluminure des manuscrits.
Le jus frais de morella n’est pas bleu mais rouge. Théophile nous dit qu’en fait, il y a « trois sortes de folium, un rouge, un autre pourpre et un troisième bleu ». Comment est-il aussi polyvalent? Le tournesol est représentatif d’une large classe d’extraits de végétaux qui changent de couleur selon l’acidité de la solution: rouge dans l’acide, pourpre dans le neutre, bleu dans l’alcali. Le litmus, un extrait de lichen Scandinave, en est un autre, et aussi le jus du chou rouge. De telles substances sont toujours employées dans la chimie d’aujourd’hui comme « indicateurs » du pH (acidité) d’une solution par les variations de couleur.
Robert Boyle fut l’un des premiers à étudier ces variations sous l’angle de la chimie. Dans son Expérimental History of Colours (1664], il fait figurer le tournesol dans une liste comprenant une gamme entière d’extraits de baies, de fruits et de fleurs partageant la même propriété. Boyle révèle que la connaissance du changement de couleur vient des arts et, le premier, il émet la suggestion que cela pourrait être utilisé pour mesurer l’acidité. Un siècle plus tard, ceci fut développé dans la technique chimique de l’analyse, connue comme le « titrage ».
Théophile décrit la manière de préparer le folium pourpre et bleu à partir du jus de plante rouge acide en se servant d’alcalis: la chaux et la potasse. La nature réversible des changements de couleur ne paraît pas avoir été notée, peut-être parce que des acides assez forts auraient été nécessaires, et que les seuls acides connus jusqu’au XIVe siècle étaient organiques et faibles comme le vinaigre et les extraits de fruit. De même, la forme bleue du croton des teinturiers avait, selon le temps par suite du peu d’acidité de l’humidité dans l’air, une tendance naturelle à virer au pourpre.
Le folium était un des rares colorants pourpres connus des artistes médiévaux, et le « violet tournesol » était hautement considéré en Italie au XIVe siècle. Certains peintres se servaient du colorant pourpre extrait du lichen appelé archil ou orchil (Roccella tinctoria). Au début du Moyen Âge, le pourpre « rouge buccin » extrait d’un coquillage que l’on trouve sur les côtes d’Angleterre et de France servait à teindre le parchemin. Il était sans doute aussi laborieux à extraire que le pourpre tyrien de l’Antiquité et fut peu utilisé après le VIIe siècle : le folium donnait une meilleure couleur pour moins d’effort. La plupart des pourpres dans la peinture médiévale sur panneau étaient, cependant, fabriqués en mélangeant un bleu comme l’azurite avec un rouge de laque. Certains peintres préféraient les rouges-pourpres provenant de la laque carminée (« crimson lake »] plutôt que la délicate couleur violette des extraits organiques.
Bois rouges
Le vermillon fut sans conteste le meilleur pigment rouge jusqu’au XXe siècle. Mais les peintres médiévaux firent un usage extensif des pigments de rouge laque fabriqués à partir de matières colorantes. La laque carminée de kermès était très répandue et, dans la Florence du XVe siècle, la résine de laque était commune. Une autre teinture rouge était extraite de la racine de l’arbre brésil [Caesalpinia braziliensis), laquelle était importée en Europe médiévale de Ceylan via Alexandrie. Après la découverte du Nouveau Monde, la teinture fut obtenue à partir des espèces de brésils originaires de Jamaïque et d’Amérique latine (Caesalpinia crista), qui finalement donnèrent leur nom à un pays.
La teinture rouge était extraite en faisant tremper et bouillir la poudre de bois dans une lessive ou dans de l’alun. Le pigment laqué était fabriqué en ajoutant de l’alun à une solution de lessive ou vice versa, ce qui précipitait des particules d’aluminium recouvertes de teinture; en ajoutant durant le processus des substances blanches, comme de la chaux, du blanc de plomb, de la poussière de marbre ou des coquilles d’œuf en poudre, cela donnait au pigment une couleur rosée; en Angleterre la laque brésilienne était connue sous le nom de roset.
Certains historiens croient que le brésil fournissait la principale laque rouge du Moyen Âge; elle était certainement meilleur marché que les laques dérivées d’insectes, kermès et cochenille. Daniel Thompson soutient que « la masse de bois de brésil utilisée au Moyen Âge pour la peinture et la teinturerie fut colossale ». Cependant, il n’y a pas un seul cas d’identification positive de ce pigment dans une peinture médiévale, on doit donc prendre une telle proposition avec précaution. Jusqu’à une époque relativement récente, les premières teintures en pigments de laque étaient difficiles à identifier chimiquement, et beaucoup de ce que nous savons sur leur usage relève de la supposition.
Alors que les livres de recettes, à l’exemple du Mappae clavicula, indiquent que les teintes rouges comme le kermès étaient bien connues, leur conversion en pigments de laque est un processus difficile et complexe qui ne fut probablement pas perfectionné avant la Renaissance. En outre, le brésil était réputé être volatile [prédisposé à se décolorer) quand il était exposé à la lumière, raison pour laquelle il était parfois banni par des corporations de teinturiers. Les peintres de panneaux pourraient bien l’avoir évité pour la même raison.
À la fin du Moyen Âge, deux autres matières colorantes rouges, la garance dans le nord de l’Europe et la cochenille en Pologne, commencèrent à apparaître. La garance est une racine extraite de la Rubia tinctorum, qui était cultivée en Europe depuis le XIIIe siècle. La laque de garance est moins permanente que la laque de brésil, mais aussi plus difficile à fabriquer. Elle figure bien en vue sur la palette des artistes du XVIIe au XIX siècle, mais est difficile à trouver au Moyen Âge. Héraclius décrit au Xe siècle une recette pour la laque de garance, mais il semble probable qu’elle n’ait été largement utilisée pour des panneaux que bien plus tard. On trouve de la garance dans La Vierge et l’Enfant avec saints Pierre et Paul (vers 1460] de Dirk Bouts, et la culture extensive de la garance en Zélande rendait son usage plus commun parmi les peintres néerlandais que chez les artistes d’autres régions. Si l’on exigeait ..la Jaque carminée fabriquée à partir de la cochenille, on devait la payer très cher.
Il fallait ramasse- es insectes de la cochenille du knawel, plante d’Europe orientale, qui devait être déterrée, la résine incrustée d’insectes étant recueillie à la main; la plante était ensuite replantée. Il y avait juste une période de deux semaines pour le ramassage après la fête de la Saint-Jean le 24 juin. Si la récolte était mauvaise, les prix s’envolaient. Dans la Florence du début du xve siècle, la cochenille valait deux fois plus cher que le kermès.
Il semble exister quelque chose dans les pigments rouges qui attire la confusion linguistique. Nous avons déjà vu comment la sinopis de Pline, une ocre rouge sombre de Sinope sur la mer Noire, a donné le terme médiéval de sinople, lequel pouvait s’appliquer au rouge et au vert. Dans l’Angleterre et la France médiévale, un autre pigment qui portait le nom latin de sinopis était une laque rouge complexe, composée de « garance et de graine d’écarlate […] et de brésil et de laque ». Cette substance, quelquefois appelée cynopre ou cynople en anglais, devint populaire aux xive et xve siècles. Cependant, lorsque Cennini parle de « sinoper », il se réfère à un minerai, et ajoute que c’est une « couleur naturelle » aussi connue que le porphyre. En outre, il appelle le cinabrese « le plus élégant et le plus lumineux des sinopres que l’on peut obtenir », favorisant encore plus la confusion avec le cinabre. Nous serions bien avisés de tirer un voile sur ces ambiguïtés et de conclure simplement que les praticiens médiévaux trouvaient à la fois des raisons et des moyens techniques de préparer des laques rouges compliquées, dont les critères de distinction, même s’ils étaient clairs à l’époque, se sont perdus pour nous.
Complexe doré
La seule couleur que l’alchimiste ne pouvait faire apparaître était celle qu’il recherchait avec la plus grande énergie. Frappé par les rayons obliques du soleil, l’or des retables resplendissait. Dans les églises byzantines comme celle de San Vitale à Ravenne, qui date du vie siècle, le revêtement de mosaïques en or crée une coupole miroitante d’un rayonnement sacré. Quel que soit le coût de l’outremer ou du vermillon, l’or relève d’associations d’idées qui rendent sa valeur transcendantale.
L’or est la substance de la royauté; aussi qu’est-ce qui pourrait être plus pieux que de l’offrir à Dieu ? Et, à la différence de l’argent et des autres métaux, il est insensible aux années qui passent, ne se ternit pas et ne perd rien de sa splendeur. L’usage de l’or dans l’art médiéval nous montre très clairement combien la nature des matériaux prédominait toute préoccupation de réalisme. Jusqu’au xve siècle, les figures saintes des retables étaient encadrées ni par du ciel ou du feuillage, ni par des draperies ou un bâtiment mais par un fond doré qui ne permettait ni profondeur ni ombre.
Dans les derniers temps, ces chatoiements furent repoussés dans les cadres dorés qui entouraient la scène; mais, pour l’artiste, l’or était une couleur de plein droit. Il était appliqué sur le gesso sous forme de fines couches : la feuille d’or. Il ne servait à rien de se rendre chez les apothicaires pour se procurer cette couleur, car l’or était réservé aux bourses bien garnies. Les artisans du Moyen Âge, qui n’étaient pas tenus par des lois de non-concurrence, fabriquaient leur or en martelant encore et encore des pièces d’or, les transformant en feuilles si minces qu’elles semblaient ne rien peser.
Cette tâche était celle des batteurs d’or professionnels qui, même au xxe siècle, mesuraient le poids de la feuille d’or grâce au ducat, la monnaie en or de l’Italie médiévale. L’épaisseur de la feuille était déterminé par le nombre de feuilles — chacune d’un carré de 8,5 cm — obtenues à partir d’un simple ducat. Cennini spécifiait quelle était la meilleure épaisseur selon les usages: La plus légère pellicule de moisissure abîmait ces délicates feuilles sur n’importe quelle surface. On se servait de glaire, de gomme, de miel et de jus de plante pour fixer la feuille d’or sur un manuscrit en parchemin. On les nommait des mordants à base d’eau, car c’étaient les substances solubles dans l’eau qui mordançaient l’or. Comme l’humidité nuisait à ces mordants, un vernis était généralement nécessaire pour protéger l’or des panneaux. Le peintre de panneau pouvait aussi utiliser des mordants à base d’huile, le plus souvent mélangés à un peu de pigment de couleur.
La feuille d’or mordancée s’adaptait à toutes les irrégularités de la surface sous-jacente, lui faisant disperser la lumière. Cela donnait une apparence lisse, opaque et jaune. C’est seulement si la surface était aplanie par le polissage avec un objet dur qu’elle prenait le lustre réfléchissant du métal. Une pierre ronde ou une dent était souvent utilisée dans ce but: « une fois que la feuille d’or a rapidement séché, écrit Héraclius, faites-le briller avec une dent d’ours sauvage ». Le brunissage signifie littéralement « rendre brun », car il permet d’assombrir l’or dans les ombres, alors qu’il rend les parties brillantes plus réfléchissantes. « L’or devient presque sombre de ses propres brillances », dit Cennino.
Il semble probable que beaucoup des fonds d’or des panneaux médiévaux étaient frottés jusqu’à obtenir un satiné luisant comme un miroir, avant que les autres éléments de la scène soient ajoutés par-dessus. Aujourd’hui, ils semblent en général dépourvus de brunissage [planche 15) à cause des craquelures de la couche picturale, ou parce que d’autres irrégularités ou contaminations sont apparues avec le temps. Les lettres en or brunissé des manuscrits ont souvent mieux vieilli.
Mais certains fonds en or étaient intentionnellement laissés bruts, fixant la scène dans une lumière chatoyante et brillante. L’or ici représente la lumière elle-même; il était toujours utilisé durant la Renaissance pour suggérer l’illumination d’un autre monde. C’est la couleur des halos, des rehauts sur les robes des saints. Cennini recommande un saupoudrage d’or mélangé à de la peinture verte pour « faire ressembler un arbre à un arbre du Paradis ». Botticelli dans La Naissance de Vénus (vers 1485), nimbe d’or la chevelure divine, et semble la disperser parmi les feuilles d’arbre derrière elle.
L’or n’était pas toujours étalé en feuille; il était aussi utilisé comme pigment en poudre. Mais, comme l’or est un métal tendre et malléable et non pas un minerai cassant, le broyage avec un pilon et un mortier provoquait plus l’agglutination des particules d’or que leur séparation en fragments toujours plus fins. Héraclius recommandait que. J’or soit broyé dans le vin, et Théophile donne une description détaillée d’un moulin ‘ ‘â moudre les feuilles d’or dans l’eau. Mais la chose devait être frustrante. Ainsi, les artisans médiévaux avaient à fouiller dans les ouvrages sur la métallurgie alchimique pour développer des méthodes permettant de durcir l’or à broyer.
La croyance alchimique que les métaux étaient seulement des mélanges d’ingrédients basiques semblables était renforcée par l’observation que l’or peut être mélangé à du mercure liquide. Cet amalgame donne une pâte cireuse; enveloppée dans un tissu et pressée pour enlever l’excès de mercure, cette pâte devenait dure et cassante, et donc apte à être broyée. La chaleur transforme le mercure en gaz, et il reste de la poudre d’or, si l’on prend le soin de ne pas laisser la chaleur fondre les grains. Une autre technique consiste à battre l’or en une feuille très fine puis à la broyer avec du miel ou du sel, qui aident à prévenir l’agglutination des particules d’or. Ces deux méthodes sont mentionnées dans le Mappae clavicula.
Peindre à J’or — ou chrysographie — pouvait créer quelques effets stupéfiants, un peu comme celui de Jacopo Bellini dans sa Vierge et l‘Enfant avec [?] Leonello d’Este (vers 1440j: la robe de la Vierge a des rehauts dus au fin saupoudrage de points d’or, créant une qualité de tissu magnifique, soyeuse et quasiment divine. Il n’est pas étonnant que les artistes médiévaux aient porté peu d’attention aux vrais pigments jaunes : c’étaient de pâles substituts de la magnificence de l’or. Un de leurs principaux usages était de teinter des métaux blancs comme l’argent et l’étain de manière à ce qu’ils ressemblent au métal royal. Un pigment jaune, appelé or mussif (oro mussivo en latin médiéval, ou aurum musaicum), était, paraît-il, utilisé comme un « faux or » pour la dorure des parchemins.
C’est une forme de sulfure d’étain, et Cennini propose une recette qui est des plus complexes, même s’il s’agit d’une sursimplification du procédé: « Prenez du sel d’ammoniaque, de l’étain, du soufre, du vif- argent, en parts égales, sauf pour le vif-argent en moindre quantité. Mettez ces ingrédients dans un récipient en fer, et c’est fait. » Mais il est douteux que cette substance ait vraiment présenté une ressemblance convaincante avec l’or, et l’association peut aussi bien avoir été la construction d’une théorie alchimique qu’une allusion à l’apparence. Thompson dit, au sujet d’un échantillon de pigment d’un manuscrit médiéval de Florence: « Il faut ajouter que cet or mosaïque dorait si peu qu’il pouvait facilement être confondu, dans un examen rapide, avec de l’orpiment et même du chrome. »
L’orpiment était un autre substitut de l’or, particulièrement sous sa forme minérale étincelante. Son nom véritable rappelle cette connection : auripigmentum, « couleur d’or ». Les anciens nourrissaient l’idée typiquement alchimique que la ressemblance superficielle avait des racines plus profondes, et donc que l’orpiment contenait vraiment de l’or. Pline dit que l’empereur romain Caligula extrayait l’or à partir de la forme minérale naturelle de l’orpiment. Se méfiant de sa nature mortelle — Pline l’appelle arrhenicum, dont est dérivé le mot arsenic —, les Romains utilisaient le travail des esclaves pour l’extraire de la terre. À l’époque de Cennini, le peintre se servait d’un orpiment synthétique provenant du laboratoire alchimique; sa prétention apparemment invraisemblable que son « beau jaune ressemblait plus à l’or que n’importe quelle autre couleur » a un certain tonalité chrysopoéenne.
L’antimoniate de plomb jaune, le pigment des Égyptiens, était probablement celui que Cennini appelait giallorino. Il y a eu beaucoup de discussions sur son affirmation qu’il « était produit artificiellement, mais pas par l’alchimie ». Certains ont supposé que Cennini faisait référence à un minerai volcanique jaune contenant du plomb, trouvé sur les pentes du Vésuve, près de Naples; « artificiel » se référerait à une transformation chimique due à des facteurs géologiques plutôt qu’humains. Dans son ouvrage fondateur sur l’histoire des pigments [1849], Mary Merrifield supposait qu’une sorte de «jaune de Naples » était bien sûrun minerai naturel de cette région, et qu’une autre était l’antimoniate de plomb synthétique.
Mais la manière dont ceux-ci se relient au terme de « giallorino » est difficile à comprendre de nos jours. Les peintres médiévaux se servaient aussi de pigments jaunes fabriqués à partir de plomb et d’oxydes d’étain selon différentes recettes, les « plomb-étain ». Il n’y a aucun doute que les peintres confondaient souvent ceux-ci avec l’antimoniate de plomb quoique, vers la fin du XVe siècle, les alchimistes aient pu certainement distinguer l’étain de l’antimoine. Merrifield dit que le massicot (l’oxyde de plomb jaune] était aussi connu sous le nom de giallorino, et il est probablement plus prudent pour nous de considérer celui-ci comme un terme générique s’attribuant à n’importe quel pigment jaune contenant du plomb.
Pour compliquer un peu plus la question, un pigment jaune synthétique contenant du plomb, de l’étain et de l’antimoine a été identifié chez des peintres comme Poussin, travaillant en Italie au xviiesiècle. Il semble qu’à cette époque, les fabricants de pigments savaient comment exercer quelque contrôle sur le processus de fabrication et donc sur les teintes obtenues. L’Anglais Richard Symonds, qui voyagea en Italie entre 1649 et 1651 et y rencontra Poussin, rapporte qu’il y a « trois ou quatre sortes de giallo lino, certains plus rouges, d’autres plus jaunes ».
Cennini est plus explicite sur le fait que l’alchimie produit le jaune laqué qu’il appelle « arzica », qui est obtenu à partir de la plante reseda lutêola. Parfois appelée « herbe de teinturier », elle était cultivée, encore au xxe siècle, pour sa teinte jaune; elle était particulièrement appréciée pour teindre la soie. Le jaune laqué fabriqué à partir de la gaude [Reseda luteola] pouvait être brillant et assez opaque et fournissait un bon [et innocent) substitut à l’orpiment. Mais Cennini n’est pas enthousiaste à son sujet, disant que l’arzica est « peu utilisé » et a « une couleur très faible […] qui se décolore à l’air libre ».
Plus significatif pour l’enlumineur de manuscrit médiéval était le jaune laqué fabriqué à partir de la plante de safran [Crocus savitus] et d’autres crocus. Mélangé avec du blanc d’œuf, le safran produit un jaune transparent vif et pur; allié à de l’azurite, il donne un vert vibrant. Cennini dit qu’un mélange de safran et de vert-de-gris produit « la plus parfaite couleur d’herbe qui se puisse imaginer ».
Georgius Agricola note que le vert-de-gris « fut d’abord apporté en Allemagne depuis l’Espagne », d’où l’on pourrait déduire qu’il était un produit de l’alchimie arabe. Même Théophile, quatre siècles plus tôt, l’appelle viride hispanicum; dans l’Allemagne moderne il se dit Grünspan. Un vert artificiel contenant du cuivre figure, sous le nom de vert alchimique, dans l’inventaire après décès de Grünewald, en 1528. Mais le médiéval vert de Grèce implique une origine grecque; le Mappae clavicula y fait référence comme viride grecum. Les anciens Grecs s’en servaient certainement et ne devaient pas être les premiers.
Le vert-de-gris était un pigment populaire mais imprévisible. Les acides organiques servant à le fabriquer ont en certaines occasions attaquées le parchemin ou le papier sur lequel ils étaient peints, provoquant de véritables trous comme s’ils avaient été grignotés par des insectes aimant le vert. Et certains pigments sont connus pour se détériorer au contact du vert-de-gris. Ces défauts motivèrent le développement de verts alternatifs, durant le xiv8 siècle, principalement parmi les deux couleurs organiques appelées le vert végétal et le vert iris.
Le premier provient du jus des baies d’arbousier, qui est assez dense pour être utilisé sans aucun liant. En lui ajoutant une gomme, cela donne une excellente couleur d’aquarelle, qui est toujours utilisée sous cette forme (par le biais du « vert végétal » vendu comme une couleur à l’huile au début du xxe siècle et qui était en fait un composé de laque synthétique]. Le vert iris, fabriqué à partir du jus des fleurs d’iris, était mélangé à de l’eau, éventuellement avec une matière épaississante comme l’alun, et utilisé pour l’enluminure. Ces verts, comme le folium et la gaude, sont les couleurs des prés, non de la miné, et donc directement accessibles au moine. Comme le fait remarquer Théophile: « Celui qui souhaite transformer les fleurs en couleurs diverses, avec l’intention d’écrire ce que la page d’un livre réclame, doit se promener parmi les champs tôt le matin, et il trouvera de nombreuses fleurs fraîches à cueillir. » Ces jus naturels étaient préparés pour décorer la page du moine, mais .n’étaient pas assez robustes pour les retables.
En dépit de sa confiance dans les traités falsifiés et dans les technologies anciennes, le Moyen Âge fut donc une période de considérables innovations dans le domaine des couleurs. Au même moment, l’évolution de la société fit passer la peinture d’un artisanat occupé à la décoration religieuse à un commerce organisé par des corporations pour des commanditaires bourgeois ou aristocratiques qui s’ouvraient à de nouveaux sujets. Ce changement reflète une transformation plus large de la société dans laquelle mystère et magie — un monde envahi de forces spirituelles, un monde dans lequel les images avaient un pouvoir véritable — s’effacent et laissent la primauté au commerce sur la religion.
Le même processus a touché l’alchimie elle-même, qui gardait le mystère de ses origines mystiques, mais était simplement, pour un praticien comme Cennini, un moyen de fabriquer. Ces tendances atteignirent leur conclusion logique dans les siècles qui suivirent, lorsque les forces de la rationalité ont commencé à concurrencer l’autorité de l’Église et que les peintres ont transformé leur pratique en discipline totalement séculière: non pas un artisanat sacré mais un art « libéral » érudit et intellectualisé
Vidéo : Recettes Secrètes: l’Héritage Artistique de l’Alchimie
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