La catharsis : l’art comme purification des passions: catharsis exemple
Suscitant de nombreuses interprétations, la définition aristotélicienne de la catharsis pose un problème qui est d’abord celui du vocabulaire : catharsis signifie aussi bien purification que purgation en grec ancien. Selon que le spectacle et la contemplation artistiques sont considérés comme une purgation (action mécanique d’évacuation des humeurs) ou une purification (élévation intellectuelle et morale par la contemplation), ils changent complètement de statut. Voici les quelques lignes qui comptent parmi les plus célèbres de toute l’histoire de la philosophie antique, et qui n’ont cessé d’intriguer les commentateurs. «La tragédie est l’imitation d’une action de caractère élevée et complète, d’une certaine étendue, dans un langage relevée d’assaisonnements d’une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à pareilles émotions. »
Une purgation ?
La catharsis est-elle effectivement une purgation ? Dans le dernier livre des Politiques, Aristote semble nous donner un indice, dans le cadre d’une discussion sur la place de la musique dans l’éducation du citoyen :
« L’aulos aune influence, nonpas moralisante (éthique) mais plutôt excitante (orgiastique), aussi faut-il la réserver pour ce genre d’occasions où le spectacle a un effet de purgation (catharsis) plutôt que d’instruction. »
On le constate, l’art pourrait bien être l’occasion d’une élimination, d’un délassement d’une âme troublée qui trouve, dans le spectacle artistique, l’occasion de s’apaiser par une sorte de médication, littéralement une purge. Loin de viser une quelconque élévation morale, l’art évacuerait la crainte et la pitié de l’âme de son spectateur et le soulagerait en provoquant le plaisir en lui. Ce plaisir serait sans dommage pour celui qui l’éprouve, tout au contraire, et la catharsis relèverait alors d’une thérapeutique, d’une hygiène du corps et de l’esprit. Le spectateur de la tragédie, d’un naturel émotif et sensible, se verrait ainsi proposer au théâtre une sorte de traitement homéopathique des émotions par l’émotion, le mal par le mal pour ainsi dire : les larmes du spectateur devant le funeste destin d’un héros symboliseraient ce dont il se soulage et par quoi il se soigne. Cette conception de la catharsis s’inscrit dans la droite ligne des orgies et des rites bachiques, cultes par lesquels les Grecs se guérissaient par l’excès, via notamment des danses rituelles, d’un excès d’enthousiasme religieux.
Une purification ?
Cependant, il est une autre manière d’envisager la catharsis, laquelle se fonde sur l’essence imitative de l’art et son objet : la vie humaine. Lorsqu’Aristote parle de catharsis dans sa Poétique, il le fait à propos du théâtre tragique. Si le héros de la tragédie peut être un personnage de fiction, il n’en demeure pas moins le symbole de la condition humaine, il en porte le sens. Loin d’être une simple récréation de l’âme, la tragédie nous invite ainsi à revisiter notre essence d’homme, les émotions qu’elle suscite en nous, pitié et crainte, ne nous détruisent pas, elles nous réconcilient avec l’homme et l’univers dans lequel il se trouve et agit : parla tragédie, l’homme accède au sens profond de sa condition, s’élève et se réfléchit ; en ceci, il s’épure, il se purifie. Ainsi, l’art est-il aussi bien esthétique (il plaît) que métaphysique (il révèle l’essence du réel et des hommes).
L’Œdipe-Roi comme moyen de la catharsis
Rappelons ici brièvement l’intrigue de la pièce de Sophocle qui permet d’illustrer la théorie aristotélicienne. Le roi Œdipe apprend que la peste qui ravage Thèbes est un châtiment divin : la peste cessera lorsque les assassins de l’ancien roi Laïos seront identifiés et jugés. Œdipe est, à la stupéfaction générale, désigné par Tirésias le devin comme l’auteur du crime. Époux comblé de Jocaste, la veuve de Laïos, Œdipe se rappelle qu’un oracle lui avait autrefois prédit qu’un jour il tuerait son père et épouserait sa mère. Il se remémore également avoir tué un vieillard sur la route de Thèbes. Œdipe cherche alors à déterminer l’identité de sa victime, et reçoit la révélation que son père Polybe, qui vient de mourir, était en vérité son père adoptif. Enfin, il découvre que le vieillard tué sur la route de Thèbes n’est autre que Laïos, son vrai père, et que Jocaste, aujourd’hui son épouse, est sa propre mère. Désespéré, Œdipe se crève les yeux, Jocaste se pend, la prophétie est réalisée. Aristote cite souvent l’exemple d’Œdipe, et son tragique destin figure celui de la condition humaine : ce héros est en proie à l’incompréhensible, à l’inexplicable ; il est dans une quête tragique de ses origines, il se pose la question universelle de son identité. Qui et que suis-je ? Quel est mon destin ? Dans quelle mesure suis-je libre de mes actes ? Ai-je mérité mon sort ? Le spectateur de la tragédie ne peut que reprendre à son compte les interrogations du héros et est renvoyé à son propre destin, à sa propre intériorité, dont la pièce permet la connaissance plus approfondie.
De la catharsis tragique à la psychanalyse
Cette idée va connaître un développement célèbre dans l’œuvre et la pratique de Freud. A l’origine, la psychanalyse encore primitive est appelée « cure cathartique » ou encore « talking cure » : par le dialogue avec le praticien, le patient est amené à traduire sous forme verbale les causes de ses névroses et s’en trouve, par là même, purgé et libéré. La contemplation esthétique peut également, selon Freud, participer d’une telle libération.
Dans un article de 1908 intitulé « La création littéraire et le rêve éveillé » (in Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, 1933), le psychanalyste autrichien explique, à la fin de l’article, comment le plaisir formel suscité par l’œuvre d’art est un spectacle : l’artiste représente ces fantasmes qui peuvent nous faire honte et nous les donne à apprécier, sous forme voilée, à travers son travail et leur mise en forme. D’où ce plaisir dit « préliminaire » par Freud, « préliminaire » puisque :
« Pareil bénéfice de plaisir qui nous est offert (permet) la libération d’une jouissance supérieure émanant de sources psychiques bien plus profondes. Je crois que tout plaisir esthétique produit en nous par le créateur présente ce caractère de plaisir préliminaire mais que la véritable jouissance de l’œuvre provient de ce que notre âme se trouve par elle soulagée de certaines tensions. »