Primauté du Signe
Certains lettrés disent volontiers qu’il existe trois grands modèles : les civilisations de l’image (la civilisation européenne et ses prolongements aux Amériques) ; celles du signe (la civilisation hindoue, la chinoise, l’islamique dont la force symbolique habite dans le Coran en tant que temple du Livre), et les civilisations du rythme, telle la civilisation africaine, dotée d’une mythologie, d’une cosmogonie remarquables, et qui ne manque pas de génie plastique — celui qui a inspiré, rappelons-le, des artistes inventifs comme Picasso et Giacometti.
Cette classification qui simplifie a l’avantage de mettre en valeur certaines différences civilisationnelles. Soit la calligraphie en caractères arabes. Le signe renvoie d’abord à l’art du trait calligraphique, art dix fois centenaire et qui assure une permanence, une continuité de civilisation quant au livre.
Or on oublie souvent, y compris dans le monde des peintres et dessinateurs, que la calligraphie arabe est un savoir-faire technique très élaboré. Il a ses codes, ses écoles, ses styles, ses grandes traditions. Elle s’écrit sur des supports variés : peau de gazelle, papier, soie, pierre, sur toute matière capable d’en recevoir les compositions. Ecriture au second degré, la calligraphie transforme la signification du texte en ornementation, multipliant les entrées et sorties de lecture. Elle donne à lire tout en retissant le sens du texte, son énoncé. Une telle répartition de signes introduit le lecteur ou le spectateur à un espace poétique qui n’est plus linéaire et qui suspend la ligne de lecture en une grille de signes où se dissout l’opposition entre forme et contenu, signifiant et signifié. Elle agence une autre table de lecture, un espace indéterminé, dédoublé entre écriture et liberté graphique, entre graphie et peinture, si bien que, comme le précise François Cheng : “Le trait n’est pas une fin en soi. Il est, rythme et volume confondus, le geste initial d’une figure qui de toute éternité doit advenir : le signe. Par le signe, l’homme se révèle à l’infini de son désir…”. Remarquable conquête de la calligraphie sur un double plan : d’une part, elle transmue la langue en un espace librement poétique ; et de l’autre, dans le même geste, elle recompose l’espace nu en formes ornementales.
En peinture, la calligraphie (ou ses substituts) change de scène et de registre visuel. Elle dépend de la composition picturale elle-même. En ce qui nous concerne ici, le champ est très vaste. Si l’on voulait analyser schématiquement la question de la lettre dans l’art contemporain arabe, on en distinguerait une série limitée, mais extensible. Nous avons ailleurs écrit cela : “Dans la peinture inspirée de la langue arabe, on peut distinguer, outre la calligraphie proprement dite, plusieurs registres :
Un lettrisme geometral ou: à partir de la fragmentation plastique de l’alphabet, le peintre semble être saisi par le rêve de traduire en images l’incantation du Coran. En quelque sorte, un chant (ou une litanie) est visible dans le trait, le geste (cf. par exemple une partie importante (de l’œuvre de l’iranien Zenderoudi) ;
Abstraction de la lettre peinte: lettre qui vient, en se superposant à la surface des couleurs, retracer le tableau, lui donner une identité culturelle, la marque d’une civilisation et son invention des signes (cf. l’œuvre de l’irakien Hassan Al Saïd Shakir, ou celle du peintre- graveur du Bengladesh vivant à Madrid : Monir) ;
Un Lettrisme emblematique, ou: la peinture est une scénographie saturée de signes et d’écritures : caractères arabes, berbères tifinagh, chiffres magiques ou talismaniques, et dans le travail de Koraïchi, un étrange intérêt pour les calligraphies chinoise et japonaise ;
Un Lettrisme Ornemental (le plus courant) où un mot, une phrase, un texte obéissent à une construction lisible et représentative de la lettre calligraphiée, ceci dans la continuité de l’arabesque et de la calligraphie koufi en particulier”.
Jabra Ibrahim Jabra nous rappelle comment l’irakien Hassan Al Saïd Shakir (né en 1925) procède à la décomposition de la lettre, ou comment, chez d’autres peintres, il y a transformation de la représentation figurative en composition lettrée. Le Turc Amentù Gernisi a mis en scène un petit film aux personnages-lettres, récit d’amour, identité absolue entre l’homme et le signe écrit.
Cependant la révolution menée par l’iranien Zenderoudi (né en 1937) est remarquable à plus d’un titre. Elle radicalise le dessin et la peinture de la lettre, la plie aux exigences du graphisme et de son rythme, de la couleur, d’une géométrisation diacritique mobile, là où elle devient forme pure, se présente en figures géométriques, en chiffres, en cartographie, emblème ou talisman, en autant de fétiches et de fragments oniriques en forme de mots et de lettres ravis à la tradition scripturaire de l’art islamique. Zenderoudi, peintre hanté par la mystique, connaît aussi bien la calligraphie que l’art contemporain international. Il réalise l’un et l’autre avec une exigence-limite.
Prouesse assez rare à dire vrai. Car, souvent, la calligraphie professionnelle est remplacée par des substituts. L’écriture cursive, inspirée du style cursif naskhi ou du kufi à géométrie hiératique, sert souvent d’ornementation libre, comme on parle de “figuration libre”, sans la contrainte de la ressemblance ni de l’analogie des formes. La Libanaise Etel Adnan (née en 1925), poétesse et peintre amoureux du livre, du beau livre, dessine ou peint avec un cursif personnel qu’on peut lire à travers les barres colorées décorant le texte. Dans cet exemple, le texte demeure lisible. Ce n’est pas le cas courant de la décomposition de la lettre calligraphique et de son énoncé.
Buland El Haidari, source de notre information à ce sujet, nous rappelle que de nombreux artistes, tels les Irakiens Hassan El Massoudi, Saïd Al Saqqâr, Othman Wâqî Allah, sont restés fidèles à la tradition de la calligraphie : savoir-faire et technique appropriée, lisibilité, respect des styles anciens, y compris dans leur combinaison.
Instruit par les modèles du kufi qui est si géométrique et hiératique, Boullata pense, en théoricien, qu’il existe une unité intime, rigoureuse, entre la lettre arabe, la forme du chiffre et l’arabesque. Nous avons déjà signalé les conséquences qu’on pourrait en tirer dans l’analyse du système des formes de la civilisation arabo-islamique.
Mais le contexte de cette vénérable tradition de la calligraphie a changé. La lettre s’est dépouillée de sa sacralité. Ceci est net chez l’irakien R. Al Naciri (né en 1940), par un détournement des signes et des attributs religieux de leur signification première.
La lettre subit plusieurs modifications, soit qu’elle est recomposée après avoir été décomposée, chez le Tunisien Nja Maadaoui (né en 1937), soit qu’elle se multiplie — la même lettre se répétant indéfiniment avec une exubérance telle qu’on est confronté à la hantise d’un signe écrit saturé et vide à la fois : voir le Marocain Mehdi Qotbi (né en 1951). Cette lancinance, l’Algérien Rachid Koraïchi (né en 1947) la transmet en la centrant autour d’un monogramme qui rappelle étrangement l’idéographie chinoise. Monogramme entouré, selon chaque composition, d’une écriture cursive, celle des fuqahas (hommes de religion, scribes) maghrébins. On appelait leur signature “scarabée”. Sensible aux croisements entre les civilisations artistiques, Koraïchi les met en dialogue dans un tissage de signes écrits. Ouverture vers l’autre, accompagnée d’un retour aux sources, à savoir la graphie berbère tifinigh que les spécialistes affilient à l’ancien libyque. Graphie qui fait rêver les peintres et les intellectuels de langue maternelle berbère.
Ce retour au signe préislamique est une donnée de la mémoire et de l’oubli, qu’on retrouve dans chaque civilisation : là, chez l’Egyptien Adam Henein (né en 1929) et bien d’autres, la référence explicite à l’art pharaonique, écriture hiéroglyphique, sculpture et architecture confondues ; là-bas, chez le Yéménite Ali Al Ghaddaf, l’alphabet himyarite et le souvenir de la reine de Saba ; ou bien encore, dans l’œuvre de plusieurs peintres irakiens, le dialogue ouvert avec la civilisation assyrienne et babylonienne. Itinéraires qui remontent le temps, sorte de récit et d’anamnèse sur la trace de l’origine, tant il est vrai que les mythes qui sont des créations collectives servent à l’artiste d’aide-mémoire onirique.
Aide-mémoire qui s’enrichit grâce au dialogue avec d’autres civilisations lointaines. Selon son dire, le Marocain Abdelkébir Rabi (né en 1944) a appris, en méditant sur l’art chinois et japonais, la composition d’un équilibre épuré entre le blanc et le noir, le vide et le plein, qui définit la peinture idéographique. Aucun rapport avec l’expression abstraite, précise-t-il : “Mon geste est élan, rythmie et prière parce que médité, profondément ressenti et totalement maîtrisé”. C’est dire le souvenir du bouddhisme zen sur ce peintre. Peindre, être peint par sa peinture, c’est tout un.
Peut-être faut-il ajouter que cette remontée dans le temps, qui est aussi une expansion onirique dans l’espace, est bien problématique. Un peintre s’est hasardé à construire même des bâtiments en forme de lettres. Mais peut-être aussi faut-il bâtir dans le futur le plan d’une ville entière en damier avec un texte en écriture kufi. Ville faite livre.
La tentation du culturalisme est là ; elle découle de ce retour aux sources. C’est pourquoi ces artistes opèrent, soit par décomposition de cet héritage, soit par sa recomposition, mais sur d’autres supports et modes de peindre, de dessiner, de graver, de sérigraphier. De là provient un autre obstacle : la mise en forme qui doit rappeler cet héritage, et en même temps le transcender par une innovation appropriée aux acquis de la civilisation arabo- islamique, d’une part ; et de l’autre, aux inventions de l’art contemporain international. Cette mise en forme exige de ces artistes une expérience nouvelle de la mura- lité, de la frontalité, de la composition des couleurs et de l’intervention des signes et de leurs simulacres.
L’Irakien Dhia Al Azzaoui (né en 1939) résout cet obstacle un peu à la manière des cubistes, avec une géométrisation neutralisée par la flamboyance des couleurs, une scénographie dynamique : “Les lettres s’agglomèrent en rond autour d’un espace principal comme un collier de serpents dynamiquement enlacés, en un mouvement passionné, spasmodique”.
Hassan Shakir dialogue avec l’héritage calligraphique par la force de la trace et de l’empreinte, accompagnée d’inscriptions variées sur un tableau/mur, entaillé, éclaboussé, tantôt dans la frontalité, une frontalité sévère ; tantôt, dans une mise en perspective qui la perturbe, la force, la biffe. Epreuve de deux modèles d’abstraction que nous citons et qui sont une alliance entre l’identité culturelle du peintre et la facture de l’art international.
Nombreux sont les peintres tentés par le signe écrit en tant que citation décorative, qui cohabite avec une figuration libre, naturaliste ou surnaturaliste (légendes populaires, mythes, allégories…) ou avec des accessoires ornementaux : pans d’architecture, fragments de mosaïque, de dessins de tapis…
La question de la citation entre des civilisations différentes, et leurs œuvres, est immense. C’est un dialogue infini. Il est même un fondement de tout art. On ferait ainsi la généalogie de la citation, on pourrait en décrire les étapes, la succession des emprunts, des influences, des imitations fragmentaires. On serait à même de promouvoir, dans l’histoire universelle des arts, une nomenclature, une encyclopédie comparée entre les modes de citation. C’est là la base d’une nouvelle science à développer, une intersémiotique, avec ses méthodes, ses systèmes de renvoi. Nous ne faisons ici qu’en esquisser l’idée.
Afin de rester proche de l’imagination en acte des artistes, nous dirons que dans la rêverie graphique qui est à l’œuvre entre la lettre, la couleur et la matière, il y a une association entre les signes structurant la liberté associative de l’artiste, et sa passion de la trace en son esprit enchanté. Cet enchantement, c’est le graphisme qui en capte le rythme immédiat sur un mode déjà élaboré. Ce graphisme : une improvisation sous contrôle et qui progresse par enchaînement rythmé, comme l’a réalisé, dans un autre domaine, l’art unique du jazz.
Il arrive ainsi à ce graphiste des lettres d’accompagner l’écriture par la couleur sur une page qui se module, vibre dans la lecture et sa partition en signes coupés de leur signification. Alors le regard du lecteur ou du spectateur se colore, jaillissant dans sa pulsion des couleurs. On saisirait mieux, par cette approche, la graphie qui vibre sous le tableau de tout vrai gestuel ainsi nommé.
Déjà, dans la grande calligraphie persane, cette métamorphose des signes est très inventive. Le livre est une citation de la peinture, son cadre change de dimension, son support respire autrement, de feuillet en feuillet. La calligraphie persane a désorienté le sens de la lecture, elle l’a jeté hors de lui, de manière que pour lire un poème, il nous faut tourner les pages dans plusieurs directions. Le livre tournant, le graphisme contemporain l’a enrichi avec les inventions de la peinture moderne. Saturer la page, la gravure du papier, dans la main de Maliheh Afnan (Libanaise née en 1935), ou avec l’aquarelle sur papier et des fragments d’écriture cunéiforme à partir de vieux manuscrits (l’irakien Saleh Al Jumaie, né en 1931) ; ou encore, lier la lettre au geste qui tantôt épure, tantôt s’embrouille ; tout cela, par des moyens multiples, met en valeur l’art du trait et ses puissances.
Certaines civilisations du signe ont fondé des règles de pérennité à cet art : géométrisation qui soit sensible, perméable à toute matière dans le cas de la calligraphie arabo-islamique, équilibre entre le vide et le plein dans celui de la calligraphie chinoise et japonaise. Ces règles sont vivantes, dans l’œuvre, par exemple, de Zao-WouKi. C’est là un indice de permanence, un acquis. Mais l’évolution de l’art contemporain arabe, au-delà de la citation décorative, rencontre deux obstacles limitant la portée du signe : le culturalisme et le formalisme. C’est pour cette raison que l’œuvre du Marocain Ahmed Cherkaoui (1934-1967) nous interpelle. En une expérience qui lui est propre, il va donner à la peinture arabe un singulier éclat.
Pas d’expressionnisme abstrait, ni de tachisme, ni de gestuel, mais la rigueur du trait, du signe fait forme, fait couleur. Une unité de composition, un équilibre, un dépouillement, un réajustement de l’ensemble en un style qui n’a cessé de se préciser tout en gagnant en finesse. Scribe public à Casablanca dans les années 50, Cherkaoui connaissait le métier de la calligraphie maghrébine et ses possibilités. Mais, dans les années 60, il s’engagea dans une recherche formelle et pictographique très élaborée.
Il isole un cartouche, espace plus ou moins ovoïde ou rectangulaire, une sorte de monogramme central, qui donne à voir comme un tableau dans le tableau, jeu de miroirs, variations de signes et de couleurs en changements virtuels. Un autre procédé, la toile de jute superposée qui va vibrer jusqu’aux franges : rythme, super position de deux plans, une équation d’harmonie et de substitutions successives entre les signes, le coloris et les matériaux. Le regard parcourt cet espace, se fixe, s’attarde sur les métamorphoses de cet espace qui est toujours le même, et l’autre. Là réside la liberté de l’art, exploration de nos désirs secrets.
La géométrie emblématique et pictographique qui soutient toute son œuvre n’est pas faite pour nous éblouir, mais pour apaiser nos éblouissements. De là cette texture, cette vision tactile qui en jaillit avec délicatesse. On imagine ceci : lorsqu’on se trouve dans l’obscurité totale d’une pièce, il suffirait de voler cette peinture à la nuit pour retrouver la lumière. L’Art dégage l’homme de son désastre initial, il le remet dans la circulation de l’acte de vivre, il le rend au jeu des signes et des formes se tissant aux mouvements du corps et au récit de sa vie, de sa survie tout autant. C’est de transfiguration lumineuse qu’il s’agit dans l’œuvre de Cherkaoui.
Après une période plus sombre (1962-64), la turbulence des couleurs (les rouges sombres, ocres, mauves, bruns se dédoublant de vert foncé et de bleu cobalt), est adoucie par une légèreté irrésistible ; Cherkaoui réalise la frontalité en la grillant de l’intérieur avec des traits appuyés, épais, en centrant l’équilibre de l’ensemble sur un cartouche qui est à la fois structure et forme, signe et couleur. Par un effet de multiplication onirique, le tableau reste tout à la fois ouvert à toute signification, à toute représentation, y compris celle des portraits, des visages, des corps, des paysages, sans oublier le bestiaire magique. Ainsi la scène s’anime quand, dans La Danse du serpent (1964), l’artiste neutralise le venin mortel par le rythme de la couleur ; ou bien, dans La Fontaine rouge (64) et La Porte Fat h (également de 64), portes d’où entrent ou sortent des couleurs éclatantes, il transforme la rue en un seul mur de couleurs ; ou bien encore, dans L’amour des chats (64), animaux dont on connaît le regard hypnotique, le saut élastique dans le désir des artistes et leur geste, notre artiste poursuit une quête rigoureuse, une rigueur qui capte. Il ne représente rien par ressemblance, mais par transport d’un signe à un autre, d’une couleur à l’autre, laissant au regardant le soin d’exercer sa rêverie active.
Il s’agit d’une alliance entre la frontalité et le mouvement. En témoignent ces gouaches peintes sur contre- plaqué : Miroirs (1965), où le mauve-violet et le gris bleuâtre dominent cette période. La couleur prend le dessus, intimement soudée, mais en même temps comme arrachée aux figures géométriques, aux monogrammes, aux titres mêmes de ces gouaches.
Des couleurs contrastées font bouger l’équilibre. Déjà se sont mises en marche la grande épreuve de l’artiste, ses extases mystiques, sa maladie foudroyante, sa mort prématurée en 1967.
Cherkaoui a un répertoire limité de pictogrammes, il en a fait un usage contrôlé. Sur un autre registre, le Tunisien Gouider Triki (né en 1947) en généralise l’application. Qu’il grave ou peigne sur papier, Triki est toujours un pictographe à part entière. Qu’est-ce que la pictographie ? Dans un premier sens, celui des historiens de l’écriture, c’est une écriture de signaux qui transmettent aux absents telle ou telle communication utile, relative à la vie quotidienne. Dans un second sens, elle appartient déjà à l’art du trait, à une indétermination initiale entre le dessin et l’écriture. C’est une archi-écri- ture. Le tracé de Phiéroglyphie et de l’idéographie en garde la mémoire. Grâce à ces écritures, les civilisations pharaonique et chinoise ont saisi, chacune selon son système de formes, le secret de pouvoir soustraire à la représentation figurative son unité mimétique. Elles ont transformé l’écrit en une imagerie, tantôt abstraite, tantôt indicielle. C’est un code de simplification et de conceptualisation du réel et de l’imaginaire, si bien qu’à partir de ce paradigme, la pictographie est un accès à la fois à l’art du trait et à la peinture.
La pictographie des artistes, comme celle de Triki ou de Michaux, improvise, drague les signes, les mettant en mouvement dans le temps d’une improvisation ou d’une méditation propices à la rêverie active. Ce lexique imagier consiste en des formes humaines, zoomorphes, florales, grouillant et pullulant par contagion onirique. Mais, comme certaines musiques, ce sont là de simples motifs de base sur lesquels le pictographe brode, sectionne, retranche, détaille, force le signe à se multiplier. Sorte d’invitation au voyage.
Le pictographe est certes le conteur d’un monde féerique et nostalgique. Un conte sans commencement ni fin.
Il est donné ici dans plusieurs directions de l’espace, plusieurs variantes, que l’œil capte selon son plaisir. Alors que les Aille et une nuits se déroulent par emboîtement de récits, Triki déboîte, met au dehors, théâtralise, recompose avec patience la scène hédonique de la répétition. Le pictographe répète les mêmes motifs en les variant à la recherche d’un bonheur simple, une quête entre l’innocence et la blessure. Alors il rêve avec sa main comme nous rêvons avec notre regard.
Un autre Tunisien, Mohammed Ben Maftah (né en 1946), dessinateur et graveur si sensible à la matière, nous propose une grappe de signes et de pictogrammes, qu’il enroule et construit ainsi qu’un labyrinthe. Or, il est plus difficile d’entrer dans le labyrinthe que d’en sortir. Le labyrinthe est une figure centrale de l’art en général, de la vie en tant que réseaux de complexités. On ne choisit pas d’être un labyrinthien, mais l’hésitation de la main (qui grave ou dessine ici) vous conduit, vous montre le chemin, plusieurs chemins à la fois. On reconnaît ici un soleil, un œil, là une apparence d’animal, mais ces apparences sont vite happées par la logique intraitable du Signe, lui qui n’en fait qu’à sa tête et qui nous tient sous son autorité.
Cette grappe de signes et leur culture labyrinthique (référence au patrimoine populaire), Maliheh Afnan l’oriente selon une ligne brisée, tourmentée, qu’elle laisse parcourir la feuille de papier.
L’univers onirique du graffiti sur les murs, dans la rue populaire, est un laboratoire ¿’indicateurs sociaux. Ils ont toujours doublé l’ornementation intérieure des demeures luxueuses. C’est le porte-parole des humbles, des déclassés, des silencieux, dépouillés de la notion du livre et de la peinture. Ces indicateurs nous initient à l’art qui descend dans la rue, hors musée, dans le tumulte de la vie. Ce n’est point un hasard si des artistes contemporains, en récupérant le graffiti, l’ont domestiqué. Ils l’ont gravé, peint, mis en scène hors de son champ de bataille. Qui ne connaît à Fès l’apparition et la disparition de cet étrange personnage nommé Abdallah Grillo, lequel, après avoir laissé ses graffitis sur les murs et les arbres, disparut de la ville comme un voleur clandestin de signes dont l’enquête (artistique et policière) n’a pu saisir que des traces effaçables !
Tout autre est le rapport de l’Algérien Mahdjoub Ben Bella (né en 1946) à l’image du signe, qu’il traite avec des supports variés, plus ou moins périssables, mais assurément avec un éclat de couleurs, et souvent sur de grandes surfaces. Il parle lui-même de ses “écritures peintes”. Que faut-il entendre par cette expression ? Veut- elle évoquer autre chose que ce que réalise la calligraphie ? Disons ceci : le peintre envoie un message qui n’est plus de l’ordre de la lisibilité. Une écriture sans possibilité de lecture ? oui, mais encore.
Si la graphie est ainsi activée en une poussée purement géométrique et plastique, il faut pouvoir changer de point de vue, suivre la multiple production des signes, la scène de leur profusion. Profusion qui sature l’espace peint jusqu’aux bords du cadre. Fête du regard, fiévreuse et passionnée. Passée cette impression d’effet de vertige, on commence à penser à cette énergie tellurique qu’elle impose à notre esprit, l’esprit du regard. Puis l’œil se fixe sur un élément du tableau, sur tel ou tel signe qu’on reconnaît comme un souvenir ; il se déplace vers un autre élément qui n’est inspiré que par le geste de l’artiste, si bien que vous avez devant vous une sorte d’aide-mémoire où vous déchiffrez certains signes, signes venus de loin, d’une culture régionale, avec sa panoplie de talismans, des traces d’enluminure, des simulacres de dessins tissés. Tout cet aide-mémoire, repère d’identité emblématique, est perpétuellement relancé dans un jeu de déplacement et de permutation. Une mémoire en devenir, une vitesse, une machine à produire du signe. Ce n’est pas une pictographie, bien qu’elle soit présente, ni une calligraphie à proprement parler, mais l’inscription d’une structure mobile, qui vibre ; c’est-à-dire que le vertige artificiel produit par tous ces effets et leur rapidité fait se déplacer l’attention du regardant vers un non-lieu qui n’a pas encore d’appellation.
Ce non-lieu, une sorte d’utopie où le repos de l’artiste paraît facilement paradisiaque. C’est une exubérance contrariée du signe, de sa structuration et de son remembrement de couleur en couleur. Ainsi Ben Bella aime la matière, métamorphosée, saturée. De ses premières feuilles de papier à cigarettes jusqu’aux pavés de Paris-Roubaix décorés par lui, notre artiste continue à explorer une variété de supports et de matériaux. Le voici qui sort sur la route, livré à la puissance technique, à la lumière et au vent, en ce spectacle naturel. Mais la nature dispose alors que l’artiste propose. Il laisse des traces, souvent la mort les efface ; il construit des œuvres, la vie les transfigure. “Comment un homme, malgré la vie, devait-il peindre ?”, se demande M.G. Bernard à propos de l’Algérien Mohammed Khadda (1930-1991), polygraphe et artiste du trait12. Est-ce un devoir ? Un désir blessé ? Comment peindre sans se donner en sacrifice ?