Capturer la couleur : Art pour les masses
Il fut un temps où la seule façon de pouvoir posséder sa propre version d’une peinture était d’avoir une copie peinte pour soi, légalement ou pas. Même au xixe siècle, beaucoup de gens connaissaient les oeuvres des maîtres anciens et modernes par les gravures monochromes. Les oeuvres de Turner, au sommet de sa renommée, étaient fréquemment reproduites de cette manière, et les résultats ressemblent à de fabuleuses reproductions en allumettes de merveilles architecturales: formidablement habiles et se trompant inévitablement de propos. Les re-créations des peintures de Turner, dont le langage est celui de la couleur, de la lumière et de la matière, par un filet de lignes noires et de hachures, suscitent, dans leur folie, une véritable fascination.
Imprimer en se servant d’encres de couleurs était possible depuis que la presse avait été inventée, et la typographie en couleurs était utilisée à l’occasion dans les manuscrits du XVesiècle. Plusieurs couleurs pouvaient être étalées sur la même page en la faisant passer sur des presses chargées de bois taillés pour imprimer des surfaces différentes. Ceci était évidemment une opération encombrante ne pouvant être entreprise à la légère. En 1482, Erhard Ratdolt semble être devenu le premier à maîtriser le problème d’aligner différents bois. Aux XVIe et XVIIe siècles, des images furent grossièrement rendues en deux couleurs — ou plus — de cette manière, et une sorte de clair-obscur primitif put être atteint en sur-imprimant avec des hachures noires ou des ombres découpées (fig. 12], Lucas Cranach fut l’un des premiers d’une longue tradition de grands peintres ayant expérimenté la technologie de l’impression en couleurs: une tradition perpétuée plus tard par Henri de Toulouse-Lautrec, Edvard Munch et Sonia Delaunay. Mais comme moyen de reproduction, la technique du clair-obscur ne pouvait avoir la prétention de donner une représentation plus satisfaisante d’une peinture en couleurs que ne le ferait la délicate gravure d’une plaque de cuivre en noir et blanc.
Les premières tentatives d’impression totalement en couleurs que nous connaissons furent réalisées au XVIIe siècle, par le peintre Jakob Christoph Le Blon, né de parents français à Francfort-sur-le-Main, en 1667. Le Blon partit de l’idée (exposée par Robert Boyle] que toutes les couleurs pouvaient être synthétisées à partir des trois primaires, réputées être le rouge, le jaune et le bleu. Il estima donc qu’en principe, toutes les couleurs pourraient être accessibles à partir de ces trois-là, par surimpression « séparées »: une plaque d’impression différente pour chaque primaire. Chaque plaque déposait une version monochrome partielle de l’image, avec une densité d’encre correspondant à l’intensité de cette primaire dans l’original. Par exemple, les surfaces jaunes étaient reproduites sur la plaque «jaune » mais étaient laissées vierges sur les plaques rouge et bleue. Les parties orange apparaissaient sur les plaques rouges et sur les plaques jaunes, ainsi les deux encres transparentes posées l’une sur l’autre produisaient la couleur secondaire par mélange soustractif.
Comment donc pouvait-on préparer les séparations monochromes? Le Blon n’avait pas le choix et devait le faire à la main et au coup d’œil. De manière étonnante, il entreprit de graver à la main chacune des plaques en partant de son propre jugement sur la quantité de chaque primaire se trouvant sur chaque partie de l’image. On peut comparer cela à une tentative de décomposer une note musicale dans ses fréquences séparées : non seulement pour dire quelles fréquences sont présentes, mais en quelles quantités. Les exemples d’œuvres de le Blon qui nous sont parvenues, comme sa propre composition de Narcissus avec ses chaudes carnations et ses frais feuillages verts, révèlent l’habileté presque miraculeuse du graveur pour démembrer de cette manière les couleurs complexes.
Les plaques de Le Blon étaient gravées par la méthode du mezzotinto [dite « manière noire » en cas d’impression en noir et blanc] inventée au XVIIe à Amsterdam par un officier allemand. La surface d’une plaque de cuivre est rendue totalement rugueuse en se servant d’un outil ressemblant à un burin, appelé berceau [rocker], dont le bout recourbé est incisé d’une série de lignes parallèles provoquant des ébarbages sur le cuivre tendre. Cette surface rugueuse capture et retient l’encre. Des gradations dans l’intensité de l’encre sont réalisées en aplanissant la surface à des degrés divers. Une partie vierge doit être finement polie. La technique tient son nom du fait qu’elle reproduit les tons d’intensité moyenne plus fidèlement que la gravure au trait.
La technique des trois couleurs réclame de bonnes encres pour ¡es trois primaires. Si, par exemple, le rouge est légèrement bleuté, il produira seulement un orange-brun sale lorsqu’il sera imprimé avec du jaune. Mais de telles couleurs « pures » n’étaient pas disponibles à l’époque de Le Blon, et il était obligé d’affronter la difficulté d’une théorie idéale du mélange de couleurs proposée par les scientifiques et de sa réalisation avec les teintes imparfaites que les chimistes mettaient à sa disposition. Sa situation embarrassante provenaient des mêmes considérations qui avaient rendu les primitifs prudents sur les mélanges de pigments: comme ils n’étaient pas « spectralement purs », leur éclat diminuait lorsqu’on les mélangeait.
Les efforts de Le Blon le conduisirent plus loin dans la théorie, et dans les années 1720, Il crut avoir découvert les « lois de la couleur » que certains considéraient perdues depuis l’époque des anciens maîtres. Le Blon présenta ces Idées dans Colorito; or the Harmony of Colouring in Painting; reduced to mechanical practice under Easy Precepts and Infallible Rules [1725], dans lequel il suggère: Les « Règles » étaient fondamentalement le nouveau standard de préparation des couleurs secondaires à partir des primaires: Mais là Le Blon se trouve lui-même forcé d’affronter, du mieux qu’il peut, la distinction jusque-là obscure, des mélanges additifs et sous- tractifs : En dépit des propos de Le Blon sur les « couleurs matérielles utilisées par les peintres », il avait besoin d’encres qui soient translucides, et non pas de peintures opaques. Donc ses colorants étaient plus des teintures, et son procédé d’impression était quelque peu inspiré de l’industrie de l’impression du calicot.
Pour le bleu primaire, Le Blon utilisait le nouveau bleu de Prusse, qui était en vérité une variété trop verte pour l’emploi. Il semble aussi avoir expérimenté l’indigo. Son jaune était une laque jaune foncé. Le rouge était le plus difficile de tous, et il était contraint de concocter un mélange de laque de garance, de carmin et d’un peu de cinabre. En principe, les primaires idéales se combinaient avec le noir; mais, en pratique, de simples mélanges de ceux-ci (et d’autres] pigments primaires tendaient plus vers le brun. Ainsi, Le Blon se trouva lui-même obligé de procéder, à la fin, à des retouches de l’image à la main — en ajoutant du noir par exemple.
Son insistance sur la « facilité » et « l’infaillibilité » de sa technique trahit, par conséquent, un certain désespoir quant à ses défauts. Peut-être même plus ennuyeux que le manque d’encres primaires était le fait que les plaques de cuivre ne survivaient pas à plusieurs impressions et que leurs fins détails devenaient flous. Étant donné l’immense travail et la patience que réclamait la réalisation, c’était un sérieux problème.
Bien que cette méthode ne soit pas parfaite en pratique, Le Blon l’appliqua avec énergie et enthousiasme. Après avoir présenté quelques premiers spécimens du procédé à des personnages éminents d’Amsterdam en 1704, il commença à chercher un mécène. La Hollande se révélant décevante, il espéra avoir plus de chances à Paris en 1705, mais à nouveau sans succès. Ce n’est qu’après sa venue à Londres, en 1719, qu’il persuada un riche dignitaire, le colonel Sir John Guise, de financer l’entreprise. Avec le soutien de Guise, Le Blon avait pu obtenir la permission de Georges Ier de copier certaines des peintures de Kensington Palace. Les deux associés fondèrent, en 1720, une société appelée Picture Office, et commencèrent à produire plusieurs milliers de copies des vingt-cinq peintures qu’ils avaient sélectionnées.
Mais Le Blon n’était pas un homme d’affaires, et très rapidement la société eut des difficultés. En rencontrant l’entrepreneur, Horace Walpole (fils de Sir Robert] ne fut pas impressionné, le décrivant comme « un naïf ou un escroc, je pense plutôt au premier… comme il était très enthousiaste, comme beaucoup d’autres enthousiastes il était, peut-être, l’un autant que l’autre».
Les choses se détériorèrent au point qu’un comité fut désigné pour enquêter sur la situation du Picture Office. Le résultat de l’enquête entraîna le remplacement de Le Blon comme directeur. Cependant, il semblait que les impressions étaient véritablement d’excellente qualité (planche 57], Walpole les qualifiait de « copies très acceptables ». En fait, quelques-unes semblent avoir dépassé les originaux, alors dissimulés sous d’épaisses couches de vernis. À une époque où le public n’était pas habitué à voir de l’art en couleurs en dehors des galeries, cette illusion apparemment peu vraisemblable le devint moins ainsi. Mais quels que soient les mérites du procédé de reproduction, il n’était pas d’un profit suffisant.
Aucunement découragé, Le Blon créa une nouvelle société en 1727 dans le but d’appliquer une autre de ses inventions — une méthode pour reproduire des peintures sous forme de tapisserie — aux cartons de Raphaël d’Hampton Court (qui maintenant se trouvent au Victoria and Albert Muséum de Londres], Il croyait que, dans les tapisseries aussi, des fils rouges, jaunes et bleus suffiraient, s’ils étaient artistiquement combinés, à créer toutes les teintes. Cette aventure, une fois encore, n’aboutit à rien, et Le Blon fut finalement obligé de fuir le pays pour échapper à ses dettes. Il fit d’autres tentatives infructueuses en Hollande et en France, avant de mourir en 1741 dans des conditions misérables.
La méthode de Le Blon lui survécut seulement quelques dizaines d’années. À Paris, Jacques Gautier d’Agoty développa un procédé similaire alors que Le Blon était encore en vie; ils eurent une dispute amère sur la question de l’antériorité. En dépit de cela, Gautier semble avoir acquis les droits du procédé des trois couleurs après la disparition de Le Blon, et prétendit l’avoir perfectionné dans les années qui suivirent. Les exemples qui nous restent de ses efforts ne justifient pas cette prétention, quoique parmi ses innovations, on trouve l’introduction d’une quatrième plaque, noire, évitant les retouches à la main. Les fils de Gautier continuèrent cette activité dans les années 1770 et, dans les années 1780, transmirent la méthode à l’italien Carlo Lasinio, qui la pratiqua avec énergie mais sans grands résultats avant qu’elle ne soit perdue de vue.
Vidéo : Capturer la couleur : Art pour les masses
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