La technologie de la couleur dans l'antiquité : Les quatre couleurs de la Grece
L’art chimique égyptien était résolument pratique. Mais les philosophes de la Grèce antique étaient plus à l’aise avec la théorie qu’avec la pratique, et la chimie de la Grèce classique fut relativement stérile, presque oxymorique, la plupart des connaissances pratiques des Grecs étant importées de l’Orient et pratiquées par des artisans de position sociale secondaire. C’est là que résident les origines du parti pris à rencontre de l’habileté manuelle qui dominait la pensée médiévale, influençant le point de vue des artistes de la Renaissance et persistant même de nos jours dans la division entre science « pure » et « appliquée », ou entre science et technologie.
Quelle autre raison que le rejet de l’expérimentation pouvons- nous donner des curieuses idées sur le mélange des couleurs que l’on trouve dans les écrits de Platon et d’Aristote, et qu’un artisan aurait dissipées en un instant? Démocrite, « le père de l’atome », soutenait résolument que le vert pâle (chloron] pouvait être un mélange de rouge et de blanc. Platon défend son assertion que le vert poireau [prasinon] pouvait être fabriqué à partir de la « couleur flamme » [puron, vraisemblablement un orange] et du noir [mêlas] avec le désaveu hautain que « celui qui […] tenterait de vérifier tout cela par l’expérience oublierait la différence entre les natures humaine et divine ».
Quoique pas totalement hostile à l’expérimentation, Aristote préférait aussi la théorie, c’est pourquoi son texte Sur les couleurs n’est pas vraiment un manuel de peintre. Il insiste sur le fait que l’étude de la couleur doit être menée non « en mélangeant des pigments comme les peintres le font », mais en comparant les rayons reflétés; en réalité, en enlevant la substance matérielle, comme Newton le fera si brillamment plus tard.
D’où ces penseurs tenaient-ils leurs étranges croyances sur les rapports des mélanges de couleurs? Pour comprendre le préjugé d’une culture sur l’usage de la couleur, nous devons prendre en compte sa théorie et sa terminologie de la couleur. La gamme grecque « lumineux obscur » révèle pourquoi, par exemple, Platon croit que le rouge pourrait se transformer en vert par ajout d’un peu de « lumière » (blanche).
Il est difficile de dire dans quelle mesure le rejet grec des mélanges de pigments était motivé par le préjugé théorique et dans quelle mesure l’expérience pratique, à savoir la perte de brillance , jouait un rôle. De part et d’autre, cela accentuait la dépendance du peintre envers le matériau. Il y a beaucoup de teintes dans la nature pour lesquelles aucun pigment pur n’était à la disposition des artistes de l’Antiquité, et notamment pas un ne constituait un coloris acceptable pour la chair des portraits. Théophraste déclarait qu’une catégorie d’ocre rouge appelé miltos (de Miletos) se trouvait dans de nombreuses ombres, certaines d’entre elles approchant le rose de la chair. Mais, dans l’art du monde antique, la plupart des nuances de la carnation, aussi bien que d’autres ombres graduées, étaient réalisées par moirage des tonalités plutôt que par le mélange des pigments.
Parce qu’il nous reste si peu de traces de la peinture grecque, nous sommes forcés de faire des déductions sur l’usage antique de la couleur d’après les écrits, et notamment ceux des Romains comme Plutarque, Vitruve et Pline, qui, à la différence des Grecs classiques, écrivaient sur l’art pour son intérêt intrinsèque. La croyance, qui prévalut jusqu’au milieu de l’époque victorienne, que la sculpture grecque était laissée dans sa blancheur de craie plutôt que d’être colorée, est probablement l’exemple le plus fameux d’idée fausse sur l’art classique; c’est le fruit d’une vue esthétique erronée [la supposée « pureté » du blanc). Pour les Grecs, il n’y avait rien de sacré au sujet de la pierre brute qui exigeait qu’elle soit préservée d’une couche de peinture réjouissante. Ils n’étaient pas non plus très subtils sur le sujet: les barbes étaient bleu foncé [une sorte de noir, je rappelle] et, autant que l’on peut en juger d’après les statues romaines et les bas-reliefs, les dieux avaient souvent la figure rouge brillant.
Il y a de fortes raisons de supposer que la plupart, si ce n’est tous les pigments connus des Égyptiens étaient aussi à la disposition des peintres grecs. Cependant, et Pline et Cicéron insistent sur le fait que la peinture à quatre couleurs était une tradition forte, au ive siècle avant J.-C., durant l’âge d’or de l’art classique. La décoloration due au vieillissement de nombre de ces pigments de l’art grec et romain qui ont survécu, a sans aucun doute favorisé l’idée d’une palette sombre, mais il y a plus que cela. Pline nomme plusieurs artistes des quatre couleurs, renommés à l’époque : Apelle bien sûr, mais aussi Aetion, Mélanthius et Nicomachos. La liste de Cicéron est légèrement plus longue, incluant le peintre du début du Vesiècle Polygnotos,aussi bien que Zeuxis et Timanthe du début du IVe. La tradition de limiter sa palette semble avoir commencé au milieu du ye siècle avant J.-C., lorsque Empédocle redéfinit la notion des quatre éléments et que Démocrite fit l’hypothèse des atomes.
Nietzsche avançait de manière assez polémique que les peintres grecs évitaient le bleu et le vert parce qu’ « ils déshumanisaient la nature morte plus qu’aucune autre couleur ». Mais la véritable raison est probablement plus pratique que métaphysique. Durant le Vesiècle, les artistes grecs commencèrent à peindre en trois dimensions, usant de la technique du clair-obscur pour peindre la profondeur. Ce développement peut avoir motivé la technique des quatre couleurs, comme un moyen de contrôler les couleurs, alors que les artistes travaillaient de manière à gérer la lumière et l’ombre. Lorsque les artistes de la Renaissance redécouvrirent une palette plus étendue, la difficulté fut de parvenir à l’harmonie des teintes et des tons, afin que pas une couleur n’apparaisse discordante par rapport aux autres. En restreignant la gamme des teintes et, de plus, en les traduisant par des pigments de terre de tonalités mineures plutôt que brillantes, il devint plus facile de maîtriser un monde à trois dimensions de lumière et d’ombre.
Une fois ce système en place, on a pu passer d’une nécessité technique à un principe esthétique. Pline ne fait pas mystère de sa préférence pour les couleurs « austères » plutôt que « fleuries ». Que Rome hérite de la tradition se vérifie, par exemple, dans la mosaïque à quatre couleurs d’Alexandre, dans la Maison du Faune à Pompéi, qui est, en fait, la copie d’une peinture de Philoxénos d’Érétrie, un disciple de Nicomachos , Cependant, les couleurs pures et brillantes n’étaient pas évitées dans les arts décoratifs. Elles étaient utilisées par les Grecs pour orner des bâtiments de couleurs, ainsi on a trouvé des rouges et des jaunes, datant des Ve et ive siècles avant J.-C., à Olynthe.
Le bleu « fritté » égyptien a été retrouvé sur des peintures murales, datant de 2100 ans avant J.-C., à Cnossos, en Crète, sur des bâtiments de la période mycénienne de la Grèce antique (vers 1400 avant J.-C.] et sur des objets de l’apogée et du déclin de la civilisation grecque. Théophraste dit qu’un pigment bleu artificiel fut importé d’Égypte, suggérant que les Grecs ne connaissaient pas la manière — ou ne se souciaient pas — de le fabriquer. Les Étrusques se servaient du bleu égyptien au vie siècle avant J.-C., comme les Romains qui leur succédèrent. On ne le trouve pas seulement sur les murs de Pompéi mais aussi, non encore utilisé, chez les marchands de couleurs de la ville, ainsi que dans les tombes des peintres romains. Il y avait une justification profonde pour Owen Jones de choisir la palette antique, en dépit de l’absence formelle de bleu dans la liste des couleurs de Pline.
La chimie s’enflamma, lorsque l’Occident rencontra l’Orient dans le creuset de l’hellénistique Alexandrie, qui mit en contact le monde logique de la Grèce et le penchant oriental pour l’expérimentation pratique. De même, l’usage de la couleur dans l’art occidental devint plus inventif et plus resplendissant quand l’empire d’Alexandre découvrit de nouvelles esthétiques et de nouveaux matériaux en Orient.
Le minerai rouge éclatant, le cinabre (le sulfure de mercure], par exemple, était utilisé comme un pigment en Chine longtemps avant d’apparaître en Occident. Même les Égyptiens peuvent l’avoir ignoré, la preuve en est qu’il est rare dans l’art grec avant l’époque de Théophraste. L’indigo fut importé de l’Inde: les Grecs l’appelaient indikon, et Vitruve dit que les Romains, au Ier siècle avant J.-C., s’en servaient comme d’un pigment pour artiste.
Le « sang des dragons et des éléphants » indien que Pline dénigre est une résine rouge extraite de plantes asiatiques: selon un récit, elle vient du fruit du palmier « rotin » (Calamus draco), bien que l’historien de l’art Daniel Thompson l’attribue à la sève de l’arbuste Pterocarpus draco. Les dragons de la source légendaire ont laissé leurs traces dans l’un et l’autre cas. À l’époque médiévale, le colorant était connu sous le nom de « sang de dragon », et était toujours réputé en être littéralement. Pline est le premier à mentionner le mythe; plus tard, il s’enrichit sinistrement, comme Jean Corbichon l’indique dans sa traduction du texte de Bartolomé Anglicus, au XIIIe siècle, De proprietatibus rerum (Des propriétés des choses]: Mais, peut-être plus significative qu’une infusion de nouveaux pigments « fleuris », fut l’esthétique brillamment colorée de la Perse et de l’Inde, qui contrastait avec l’austérité des Grecs. Ce fut cette influence qui conduisit aux splendides richesses de l’art byzantin et qui, plus tard, lorsqu’il fut rapporté en Occident par les croisés, inspira aux Européens un usage plus audacieux de la couleur.
La culture hellénistique avait une attitude plus décontractée vis- à-vis du mélange de couleurs, basée sur un empirisme plus que sur des dogmes mal compris. Alexandre d’Aphrodisias, au IIIe siècle après J.- C. expliquait comment — à la différence des croyances d’Aristote — le vert pouvait provenir du jaune et du bleu, et le violet du bleu et du rouge. Mais, disait-il, ces couleurs « artificielles » [mélangées) ne valent rien par rapport aux couleurs pures vues dans la nature. Et, effectivement, c’est le cas, car les mélanger requiert de bonnes couleurs primaires si l’on veut éviter qu’elles perdent leur éclat. Les limitations de matériaux ont restreint les capacités des artistes.
Œuvres en cire
L’artiste classique ne s’asseyait devant aucun chevalet, ne tenait aucune palette et ne réalisait pas une œuvre simplement en appliquant un pinceau sur une surface. Pour peindre sur des panneaux de bois, les artistes grecs et romains utilisaient la technique de l’encaustique à la cire [du grec enkaustikos, « brûler à l’intérieur »]. La cire d’abeille était chauffée sur du charbon et mélangée avec des pigments [et parfois des résines), et la mixture en fusion était appliquée sur la surface à l’aide d’une spatule. Finalement, les couleurs étaient brûlées dans le bois avec des fers chauds tenus au plus près de la surface peinte.
Cette méthode est étonnamment robuste, et des tentatives ont été faites pour la faire revivre bien plus tard, notamment au XVIIIe siècle, par l’Allemand J.H. Müntz dans son livre Encaustic : Or Count Caylus’s Method of Painting in the Mariner of the Ancients (1760). L’académicien allemand raconte comment un certain Fernbach fit, en 1845, la réclame d’une recette élaborée et fausse pour la technique de l’encaustique « pompéien », qui impliquait « de la cire, de l’huile de térébenthine, de la térébenthine de Venise, du vernis d’ambre et du caoutchouc indien ».
Néanmoins, dit Doerner, peindre à la cire encaustique peut être « durable au-delà des doutes ». La cire ne se décolore pas et crée un fin fort et puissamment coloré. Elle est suffisamment stable dans le climat européen, mais supporte moins bien l’humidité de l’Europe septentrionale. Apelle est réputé avoir inventé un vernis noir protecteur qui, nous dit Pline, adoucit les tons de la peinture et les fait paraître encore plus naturels.
L’encaustique à la cire ne convient pas aux peintures murales, du reste Pline le définit comme « étranger à cette application », et aucun exemple de cet usage n’a été retrouvé sur un mur intérieur ou extérieur de Pompéi. Malgré tout, des couleurs à l’encaustique sont visibles sur la maçonnerie de la Colonne Trajane à Rome, et une couche de cire était souvent appliquée pour peindre les murs de protection. Les peintures murales étaient généralement produites en brossant les pigments, mélangés à un peu d’eau et de gomme, sur un enduit humide, « frais » : la technique est maintenant connue par son nom italien, fresco.
L’enduit des parois murales était habituellement fait de sable et de chaux. En séchant, la chaux lie les grains de sable, puis se transforme lentement en carbonate de calcium crayeux. Le pigment est appliqué sur la dernière couche de l’enduit humide, et une ultime et fine couche d’enduit est étalée par-dessus. Le pigment se disperse et, en séchant, se fixe dans l’enduit. Cette méthode tend à produire des couleurs d’une apparence faiblement crayeuse.
Vitruve décrit la technique très élaborée de la fresque utilisée à Pompéi. Six couches d’enduit étaient appliquées, les trois premières avec du sable de plus en plus fin, les trois dernières avec, à la place, de la poudre de marbre afin de donner un fini durci et brillant. Le mur séché était ensuite poli jusqu’à ce qu’il soit lisse comme un miroir. Ce processus laborieux était payant: nombre de murs pompéiens sont restés en excellent état [plan. Mais d’autres étaient faits plus rapidement et plus économiquement, en utilisant des pigments mélangés à de la colle et appliqués sur l’enduit sec [a secco en italien). La couleur appliquée de cette façon peut être effacée simplement avec un doigt mouillé, et ne dure pas longtemps quand elle est exposé au soleil et à l’air. Arnold Bocklin assista, à Rome, à la découverte d’une fresque dont les couleurs étaient aussi fraîches qu’au premier jour et dont les premiers fragments exhumés disparurent rapidement à l’air libre. Il arrive que le passé soit trop fragile pour supporter notre regard.
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