Capturer la couleur : Le ruban en tartan de Maxwell
La photographie en couleurs fut une invention curieusement précoce. Voyant les premières images photographiques piégées sur le verre des daguerréotypes ou volées à l’argent sombre du papier calotype de Fox Talbot, les spectateurs eurent très envie de recréer le monde que leurs yeux enregistraient. Et ainsi des peintres colorèrent à la main ces premières photos. En 1859, le fabricant d’estampes Georges Baxter déposa le brevet de photos en couleurs utilisant la technique des bois gravés combinés.
Ce n’était cependant qu’une façon plus efficace d’ajouter de « fausses couleurs » après que l’image avait été développée. Il aurait été bien mieux de créer des plaques d’impression en couleurs directement à partir de la pose photographique. À la fin des années 1850, un certain Burnett de l’Edinburgh Photographie Society fit la suggestion, rétrospectivement évidente, que la photogravure, ou toute autre méthode de gravure photographique, pourrait aboutir à ceci par le simple blanchiment à la main des surfaces de la planche d’impression où la couleur n’était pas désirée. Les gravures multicolores pourraient être produites par l’accumulation de pièces colorées séparément, de la même manière qu’étaient réalisées les gravures polychromes faites à la main. Le procédé du calo- type pour préparer les plaques dans ce but, devint populaire.
Faire des plaques photographiquement était certainement plus facile que de les graver à la main. Mais encore avait-on besoin d’une plaque différente pour chaque couleur de l’image. Une méthode à trois couleurs qui aboutirait à une image tout en couleurs, à partir des trois primaires, représenterait une grande économie. Pour arriver à cela, on avait besoin, en premier lieu, d’un procédé permettant d’exposer les plaques photographiques d’une manière sensible à la lumière pour séparer les couleurs primaires.
Les travaux du physicien James Clerk Maxwell sur l’optique de la couleur et les primaires additives, ainsi que ses connaissances de la théorie des trois couleurs de la vision de Thomas Young, lui donnèrent une notion claire de la manière dont une image en couleurs pouvait ainsi être obtenue à partir de séparations monochromes. En 1857, il écrivait: Ses expériences aboutirent à la fin des années 1850. Dans la lumière extérieure naturelle, lui et son assistant Thomas Sutton exposèrent des plaques photographiques au collodion d’un nœud fait de ruban de tartans de différentes couleurs, épinglé à un velours noir. En plaçant des filtres de couleur entre l’objet et la plaque, ils obtinrent des négatifs qui enregistraient la lumière de chacune des primaires additives prises individuellement. Par exemple, les parties rouges du ruban, qui absorbaient la lumière bleue et la verte, n’apparaissaient pas dans les expositions à travers les filtres bleus et verts.
Ces filtres étaient des flacons de verre contenant des solutions colorées. Quelqu’un venant du monde de la fabrication de la couleur aurait sûrement utilisé des teintes standard. Mais, en tant que scientifique, Maxwell était plus familier des couleurs du laboratoire chimique académique : le bleu roi du sulfate de cuivre ammoniacal, le vert du chlorure de cuivre, le rouge de l’hyposulfite de fer.
Pour reconstruire l’image en pleine couleur à partir des séparations négatives, Maxwell projetait de la lumière colorée à travers chacune d’entre elles et surimposait les images projetées sur un écran. Il révéla ses résultats dans une conférence, en 1861, à la Royal Institution. En dépit du succès retentissant de sa démonstration191, Maxwell était conscient de ses limites. Il savait que l’émulsion photographique courante qu’i employait était moins sensible à la lumière rouge et à la lumière verte qu à la bleue, et c’est pourquoi l’image reconstruite manquait de vérité : En fait, l’émulsion répondait si faiblement à la lumière rouge qu’elle aurait à peine enregistré la séparation rouge. Mais les études modernes ont révélé que, pour le bonheur de Maxwell, de la lumière ultraviolette était aussi réfléchie depuis les parties rouges de son ruban en tartan, et que ceci plutôt était capable de transformer le sel d’argent en métal d’argent.
En 1907, les plaques autochromes des frères Auguste et Louis Lumière, les inventeurs du cinématographe, eurent plus de succès commercial comme moyens de reproduire les images en couleurs. Ces plaques étaient recouvertes de minuscules grains de fécule de pomme de terre teintés en rouge, en vert et en bleu, sur lesquels était étalée l’émulsion sensible à la lumière. Les poses étaient prises à travers la couche teinte qui agissait comme un filtre de couleur. Après développement, un transparent positif était préparé à partir de ce négatif dans lequel de petits points de lumière dans les couleurs primaires se transmettaient à travers les grains de fécule, combinés de façon optique pour produire une image en couleurs comme les pixels d’un écran de télévision.
Les frères Lumière établirent les principes du système auto- chrome plusieurs années avant de pouvoir le mettre en pratique. Ils furent gênés par le problème que Maxwell avait identifié: les émulsions disponibles n’étaient pas « panchromatiques », c’est-à-dire également sensibles à toutes les longueurs d’onde de la lumière visible. Ce n’est qu’avec l’invention de nouvelles teintures sensibles au rouge par les chimistes de IG Farben en 1905-1906, que l’absorption de la lumière rouge par des émulsions photographiques put être augmentée pour produire des plaques vraiment panchromatiques.
L’Autochrome est, dans une perspective historique, un système particulier. Il représente un moyen de sensibiliser sélectivement l’émulsion photographique à la lumière de couleurs particulières en installant une sorte d’écran pointilliste de filtres colorés in situ, en face du film. Mais, en 1873, le scientifique allemand Hermann Wilhelm Vogel avait déjà proposé une meilleure manière d’éviter la nécessité des filtres liquides de lumière de Maxwell. Il inventa des émulsions photographiques qui étaient elles- mêmes assombries par seulement une des trois primaires, en ajoutant aux émulsions des colorants qui absorbaient seulement la lumière rouge, verte ou bleue. La couleur de ces teintures devait être complémentaire de la couleur à laquelle elles sensibilisaient les plaques; une teinture rouge sensibilisait une plaque non pas à la lumière rouge (qu’elle réfléchit ou transmet] mais au vert (qu’elle absorbe].
En fait, le sensibilisateur idéal pour le vert refléterait et la lumière rouge et la lumière bleue, et ainsi apparaîtrait de couleur pourpre — la couleur connue comme le magenta — plus que comme du rouge pur. De même, le sensibilisateur bleu reflète les lumières rouge et verte, qui se combinent additivement au jaune. Et le sensibilisateur rouge réfléchit la verte et la bleue, ayant ainsi une apparence turquoise que les imprimeurs appellent cyan. Les sensibilisateurs idéaux absorberaient, en d’autres mots, environ un tiers du spectre de la lumière blanche et en refléterait les deux tiers: le cyan (« blanc moins rouge »], le jaune (« blanc moins bleu »] et le magenta (« blanc moins vert »].
Vogel employa les composés de bleu naphtol ou de cyanine pour la plaque sensible au rouge, et l’éosine rose pour la plaque verte. Initialement, il ne considérait pas comme essentiel d’ajouter un sensibilisateur (coloré en jaune]pour la séparation du bleu, puisque le bromure d’argent dans l’émulsion est sensible avant tout à la lumière bleue. Mais, plus tard, il se servit de fluorescéine jaune-vert comme sensibilisateur bleu. Toutes ces couleurs, on peut le noter, sont des teintures de goudron de houille très récemment apparues dans les années 1870 Vogel s’intéressait à l’usage de ces séparations pour préparer les plaques d’impression à trois couleurs — ce qui est la manière dont la photographie couleurs, en fin de compte, fournira des reproductions au grand public.
Mais son approche de sensibiliser des émulsions à des couleurs particulières utilisant des teintures fut aussi adoptée pour fabriquer des diachromies et des gravures positives en couleurs — ce qui, dans les années 1960, a abouti à la grande consommation pour l’amateur de photographie en couleurs.
L’étape suivante dans cette direction fut l’invention, en 1911, par le chimiste allemand Rudolf Fischer, d’un film qui éliminait le besoin peu commode des trois séparations de couleur. Dans le film de Fisher, les trois émulsions sensibilisées à la teinte ne sont pas divisées en plaques séparées mais sont surimposées en couches sur un simple substrat [fig. 14], Tout film photographique moderne est basé sur ce système. La manière dont le film est transformé en un négatif de vraie couleur à partir duquel des épreuves positives peuvent être préparées, est assez différente aujourd’hui de la manière dont Fischer le faisait; mais les principes sont en grande partie les mêmes.
L’objectif est de convertir une surface d’émulsion sombre, où les grains d’argent ont précipité, en une surface de couleur translucide de la teinte appropriée. Des agents de pontage sont utilisés pour déposer dans ces espaces des teintures complémentaires de la couleur à laquelle la couche est sensibilisée. Par exemple, là où la couche sensibilisée au bleu est devenue sombre, l’agent de pontage dépose une teinture jaune sur les particules d’argent. Les particules d’argent précipitées et le sel d’argent non exposé sont ensuite chimiquement enlevés de l’émulsion, créant un négatif.
Les sociétés photographiques comme AGFA et Kodak se développèrent rapidement au début du siècle, bénéficiant de la demande de photographie en couleurs de la part des agences publicitaires, des galeries d’art et de l’industrie (AGFA, il faut le rappeler, commença par être un fabricant de teintures basé à Berlin], Dans les années 1930, les deux sociétés lancèrent les films couleurs, Agfacolor et Kodachrome, et dans les décades suivantes, elles commercialisèrent des techniques permettant d’obtenir des épreuves positives en couleurs à partir des négatifs (fig. 14], Pour alléger les défauts les plus Insignes des matériaux, le film photographique moderne est devenu quelque chose comme un patchwork. Parce que la conversion du sel d’argent en argent est particulièrement sensible au rayonnement haute fréquence (soit de la lumière bleue], les couches sensibles rouge et verte, qui se trouvent en dessous du bleu, doivent être protégées de toute lumière bleue étrangère pouvant passer à travers la couche bleue, par l’intervention d’un filtre teinté en jaune.
Plus problématique est le fait que les teintures sont inévitablement des primaires imparfaites: la teinte cyan absorbe un peu de gris et de bleu, et le magenta un peu de bleu. Cela signifie que le cyan dans le négatif communique une nuance rosâtre au positif, et que le magenta est altéré par du jaune. Pour contrer cela, des teintures additionnelles pâles sont ajoutées au cyan et au magenta dans le négatif afin de corriger l’équilibre de la couleur. Idéalement, les teintures devraient avoir une bande étroite d’absorption dans leurs gammes de longueur d’onde respectives, sans aucun chevauchement entre elles. De cette manière, par exemple, la lumière verte ne contaminerait pas la séparation bleue.
Mais la physique de l’absorption de la lumière ne travaille pas de cette manière: il y a toujours une hausse ou une baisse plus ou moins douce dans l’absorption lorsque la longueur d’onde change [fig. 15). De considérables efforts ont été faits pour trouver des teintures ayant des caractéristiques aussi proches que possible de l’idéal — celles utilisées dans l’industrie textile ne sont pas conçues pour satisfaire des contraintes aussi étroites. Des efforts vers une synthèse rationnelle de la couleur, initiée par Otto Witt au xixesiècle [voir p. 213], sont devenus d’une importance cruciale pour la fidélité de la photographie en couleurs.
Foi en l’encre
Quoique James Clerk Maxwell se soit lui-même enfermé dans la reconstruction additive de ses images à trois couleurs par projection, nul besoin d’être un grand génie pour comprendre que ses séparations photographiques pouvaient être utilisées pour préparer des plaques destinées à l’impression à trois couleurs, par le moyen des techniques existantes de photogravure ou de photolithographie. L’idée vint à plusieurs personnes au début des années 1860, non sans faire de l’antériorité un sujet à contentieux. En 1862, le Français Louis Ducos du Hauron proposait que les plaques d’impression puissent être fabriquées à partir de photographies exposées à travers du verre coloré. Et, en 1865, un Anglais, nommé Henry Collen, décrivait un concept similaire dans une lettre au British Journal of Photography, peut-être sans avoir eu connaissance des travaux de Maxwell.
Ceci le contraignait à commencer par une réinvention de la photographie en couleurs: Mais le crédit d’avoir mis ces idées en pratique doit revenir au baron Ransonnet qui, en 1865, à Vienne entreprit de se servir du principe des trois couleurs pour la photolithographie. Il collabora avec le lithographe viennois Johann Haupt afin de tirer des gravures d’un temple chinois, que Ransonnet avait photographié en tant que membre de l’expédition de l’Austrian Impérial East Asian. Haupt trouva nécessaire, pour obtenir des résultats satisfaisants, d’ajouter deux plaques supplémentaires destinées au noir et au brun.
Les émulsions photographiques sensibles à la teinte de Vogel rendaient plus simple la préparation des plaques d’impression de sélections des couleurs, en en éliminant des filtres. Chaque plaque était encrée de la même couleur que la teinte sensible en question: en général, jaune, magenta et cyan, plus une séparation noire pour l’accentuation. La plaque préparée à partir de l’émulsion sensible au vert, par exemple, était recouverte d’une encre magenta.
Le point capital, comme Vogel le vit, est que les encres doivent absorber la lumière précisément de la même manière que les sensibilisateurs de teinte. Sans cela, la recombinaison des couleurs ne peut espérer capturer avec fidélité les coloris de la scène originale. Par exemple, si une encre rougeâtre est utilisée à la place du magenta, elle absorbe la lumière bleue là où, dans l’impression finale, elle devrait la réfléchir.
Idéalement, dit Vogel, les colorants devraient avoir la même teinte dans les encres que dans le sensibilisateur. C’était une injonction implicite aux fabricants chimiques et photographiques d’assortir leurs produits les uns avec les autres. Mais ce n’était pas faisable; pour des raisons chimiques et économiques, toutes les teintures ne faisaient pas des encres viables. En d’autres mots, à l’ère de la photographie, exactement comme à l’époque de la gravure à la main, le succès de la gravure à trois couleurs était une question de matériaux.
Le résultat fut, comme souvent, un compromis: on devait fabriquer avec les encres disponibles. Frederick Ives [qui introduisit la méthode en demi-ton de Fox Talbot dans la gravure photographique à trois couleurs à la fin des années 1870] proposa en 1888 que le bleu de Prusse [qui est verdâtre), l’éosine rouge [qui est bleutée] et un « jaune brillant » non spécifié soient utilisés. Mais le photographe E.J. Wall écrivait en 1925: « des encres d’impression qui se conformeraient le mieux aux exigences théoriques strictes […] représenteraient la plus grande avancée […] Des encres théoriquement parfaites sont encore un vœu pieux».
En fait, des encres « théoriquement parfaites » ne peuvent exister. Comme pour les teintures sensibilisatrices dans le film photographique, les encres idéales d’impression à trois couleurs idéales absorberaient un tiers du spectre visible dans des bandes ne se chevauchant pas [fig. 15). Mais la physique de l’absorption de la lumière ne le permet pas : les encres d’impression existantes ont des bandes d’absorption aux extrémités courbes qui empiètent sur le territoire de l’une et de l’autre. Cela limite leur capacité de rendre ses couleurs réelles avec précision quand elles sont superposées.
On peut juger par soi-même, à partir de n’importe quelle reproduction en couleurs d’un vieux livre, comment avec efficacité — ou pas ! — des encres d’impression s’en sont sorties malgré ces défauts. Pour ceux qui sont trop jeunes pour avoir des souvenirs de première main, il est difficile d’échapper à l’impression que les événements du monde dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale se déroulèrent dans une lueur excessive de Technicolor aux lèvres rouges rubis et aux ciels bleus phtalocyanines; exactement comme la Première Guerre mondiale semble s’être déroulée en monochrome.
Le degré de fidélité à l’original d’une impression est toujours déterminé par la qualité des encres. Elles sont les blocs de construction chromatiques à partir desquels on doit essayer de recréer chaque couleur existante, et il ne peut jamais s’agir que d’une approximation. Le vermillon, par exemple, a sa teinte unique, sa manière caractéristique de pincer les nombreuses cordes du spectre. Imiter celle-ci en se servant de cyan, de jaune et de magenta — chacune « pince » son propre mélange d’harmonies — équivaut à une tentative de reproduire un son de trompette en mélangeant, dans des proportions différentes, les notes produites par un piano, une flûte et un tuba. On peut atteindre le même résultat avec un trio d’instruments différents, et obtenir une approximation plus ou moins fidèle. Donc, la reproduction, dans un livre illustré, du riche vermillon d’un triptyque médiéval, dépend de manière déterminante du choix des encres [entre autres) par l’imprimeur. La seule chose que nous puissions tenir comme assurée est que cette impression ne sera jamais identique à ce que l’on voit lorsque l’on se trouve face à la peinture elle-même.
Soucieux d’éloigner de telles inquiétudes, le magazine britannique Colour rapportait, en 1920, le témoignage de plusieurs « grands artistes » sur l’exactitude de leurs reproductions. Néanmoins, jusqu’aux années 1950, les historiens d’art n’acceptaient qu’à contrecœur les photographies en couleurs — même les impressions photographiques, sans parler des reproductions dans les livres — comme des moyens valables d’enregistrer des images. Et, jusque dans les années 1960, selon l’historien de l’art américain Edgar Wind, la reproduction photographique en couleurs de peintures était encore si primitive qu’il valait mieux se servir d’images en noir et blanc. Il écrivait: À juger par quelques livres de son époque, on ne peut lui donner tort. John Gage remarquait que l’usage des diapositives, dans les conférences sur l’art à Cambridge, étaient l’exception plutôt que la norme.
Vidéo : Capturer la couleur : Le ruban en tartan de Maxwell
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